L'on court sans cesse sur le tillac de l'Amphitrite ... Ce navire est une société mouvante qui ne dort ni ne meurt ... De la cabine du capitaine vous parviennent de petites lueurs pâles - minces chandelles vacillant dangereusement sous la vague ... Le bois grince, grave et terne, sous les caresses de l'eau et vous seriez bien tenté un instant, de vous accouder pour quelques songes, bercé par le roulis ... Mais on n'lambine pas sur l'Amphitrite comme ailleurs - et j'ai même envie de dire qu'un beau navire, ça s'entretient. Alors au travail, matelot ! Peut-être, cette nuit pourrez-vous un instant tituber à votre guise, avant que d'être appelé pour quelque misérable tâche, ou une confrontation avec l'ennemi.

Haut perché, l'oiseau ... ! Les matelots se relaient en vigie selon un calendrier précis. Et tous à tour de rôle fouillent l'horizon du regard ... Si vous êtes distrait, vous pouvez contempler l'agitation fébrile, en bas - et vos camarades semblent des fourmis ridicules. Autour de vous, le garde-fou présente quelques fissures et a pris la teinte verdâtre du bois vivant en mer. Et, le vent vous fouettant le visage, le cri des oiseaux aux abords des terres ... Vous êtes là bien, loin de l'agitation et des tempêtes des mondes, n'est-ce pas ... ? Mais redescendez-donc, votre relève vous attend en bas !

Elle est un peu moins grande, moins chargée que celle du capitaine, mais le Second a le privilège de pouvoir se retirer seul en un lieu, loin des regards ... On dit qu'une cabine présente le reflet de l'âme de celui qui l'occupe ... Comment donc, sans Second, pourrais-je vous en parler ? Ouste !

Que faites-vous, petit imprudent, dans la cuisine ?! Vous venez vérifier peut-être si la réputation de l'Amphitrite est vraie ? Sur terre, il parait qu'on y mange aussi bien que dans un palais ... Eh bien, mon petit, la rumeur est fausse. Le Capitaine aime les bonnes choses et les raffinements de la table, mais comment pensez-vous qu'on vive, en mer ? Le Cook est certes un peu plus artiste que ne l'exige son rang, mais à bord, hors les jours de fête ou de pillage juteux et les lendemains d'embarquement, ce sont les nécessités qui président à la préparation du repas et non les désirs d'un fin gourmet. Allez, entrez, puisque vous êtes là. Les marmites impeccables s'alignent, rangées d'épices et de tonneaux scellés ... Les œufs pondus du jour, bien calfeutrés dans leurs petites boites ... Et des foyers où cuire, prudemment, les mets désirés ... Cuisine possible qu'en temps calme.

L'Amphitrite a beau avoir fière allure, c'est au fond un navire comme les autres. Ne vous fiez plus aux apparences et descendez sous le tillac ... Vous contemplez, voiles nouvelles et dérisoires, des rangées de hamacs blanc-sale qu'on a suspendus là, et qui tanguent doucement ... Une bouteille vide roule jusqu'à vos pieds, vous voyez sortis des coffres de vieilles hardes et de menus objets sans valeur ... En ce monde dans le monde qu'est un navire, les chandelles se meurent à vingt-deux heures - et après, c'est sur le pont et sans lumières que vous pouvez chanter et boire. Ici l'on dort - quand on y arrive.

Au fond de la cale de l'Amphitrite, loin de toute lumière, roulent les galets comme en un éclat de rire ... On y entrepose les fûts d'alcool et les vivres - fruits en grappes, chèvres vivantes qu'on laisse en de rares occasions gambader sur le pont et poules pondeuses. Des citrons et des citrons et ... Encore des citrons - vous savez pourquoi, n'est-ce pas ? Et puis, si le vent tourne et la chance avec, demeurent la viande fumée et les biscuits secs que vous mangez dans le noir, sans chercher à voir ni à comprendre ... La cale est un spectacle réjouissant lors des premiers jours de voyage, mais après ... ! En toutes circonstances, attention cependant à ne point trop attaquer les réserves de vin du Capitaine - et si rationnement il y a, les contrevenants risquent gros. Gare, donc, aux imprudences !