Cap à l'Ouest !
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 Nihil morari [PV]

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Louis de Nogaret

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Louis de Nogaret

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MessageSujet: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptySam 14 Aoû - 14:59

    Les eaux noirâtres des grands suds avaient pris, sous la lune, la teinte mélancolique des mers mortes. Silence d’un ciel sans nuage, sur les remous vagues du temps qui passe … ! La nuit s’offrait, blanche et calme, sans horizons futurs – et les cordages flottants des perspectives vaguaient, abandonnés un instant au profit d’un sommeil d’emprunt … Endormie, quelques ombres à peine sur le pont, dans l’hiver d’un mois de Juillet : ainsi filait l’Amphitrite, ronde et froide, cherchant fortune vers le Horn, gelée, grande fleur grise, par les vents de caprice … Pas l’ombre d’une aile d’oiseau, pas un écho autre que l’humble et terrible murmure des vagues ! On était là, pour une heure, deux peut-être, loin des forfanteries et fourberies de métier, loin des préoccupations d’approvisionnement et des plans d’attaques, loin enfin des hasards d’argent et des ennuis de tempête … Qu'importent les basses matérialités : ce soir-là, la Mer était veuve. Et Nogaret l’avait laissée ainsi, belle éplorée, toute à son deuil, se retirant dans ses quartiers, observant dans sa solitude ce silence qui comportait ses menaces ...

    Jetant alors son manteau sur l’éclat passé d’un habit arraché – aux serrures d’un mourant, aux coffres d’un mort – Nogaret sortit. Posa le regard – quelques signes en traître, ordres de circonstance – à des ombres qui se hâtaient, le souffle blanc, vers les flancs souples et chauds de l’Amphitrite, pensant échapper un instant, par l’alcool et la promiscuité, aux rigueurs de l’hiver. Et le pont, déserté pour l’heure, s’offrait au favori fantôme, à promener en laisse dans la morne hébétude d’une heure de calme … Ainsi dormait l’Amphitrite et ses lueurs muettes, dans le murmure éteint des brumes, charriant son quotidien de rien et de nécessaire. Il fit quelques pas, lentement - et puis les songes ... ! La vie de pirate était au fond une grande manière d’ironie du sort. Si Yann s’y était trouvé un avatar – incommode – couleur pourpre et terre de sienne, le capitaine de Nogaret y avait fait sa vie. Embrigadant à l’envie ce qui ne pouvait déceler les failles de son illusion d’artisan – non pas d’artiste - et menant vie sans lendemain, yeux rivés vers les reflets aigue-morte des rivages … Oh, ainsi filait l’Amphitrite, avec ses hypocrisies de brocart et ses desseins brocardés, cherchant beautés et mensonges loin des terres siennes, pour les revendre à prix d’or …

    Et il se crut seul, un instant, Nogaret. S’approcha du bastingage, silencieux – regard sans éclat, main brûlée par le soleil et l’ambition effleurant cette triste femme de bois à qui il avait, sans même y songer, juré allégeance … C’est alors qu’il aperçut, emmitouflé dans une chemise trop grande, un gamin qui se tenait là, immobile, à quelques pas. Reflets de lune et brumes frémissantes venaient lui donner un air singulier d’apparition d’un soir – sans romantisme ni illusion véritable. Juste ce tremblement au creux des lèvres qui était celui d’une femme, et ce regard buvant ciels et mers qui était celui d’un enfant. L'apercevant, Nogaret fut surpris de reconnaître Jacques. Sa mémoire venait lui présenter, comme en surprise gracieuse, un nom bien empaqueté dans les fonds de cale rances de ses souvenirs – et il s’étonna de le trouver là, frais et point encore corrompu par le temps et les rapines. Jacques ... En son souvenir, Nogaret l’avait engagé il y a peu, sous l’effet d’une méprise amusante : croyant voir en elle la fraîcheur d’une fleur de passage prête à faner ses illusions, il avait été surpris de trouver en lui un enfant quémandant sa place, avec la détermination du marin en puissance. Il avait aperçu, depuis, le jeune garçon aux viles tâches et aux grandes observances – se souvenait même d’un soir où le frêle oiseau avait grimpé haut vers les nuages … Et puis c’était tout – les capitaines s’intéressaient-ils donc aux mousses ! Il voulut s'en retourner, regagner ses quartiers, loin du froid qui lui engourdissait les membres ...

    Cependant … Le voyant là, ce gamin, transi de froid parmi ses fantômes, Louis de Nogaret eut l’envie – la fantaisie – de ressortir un peu ce beau souvenir et de le briser à l’étalon de réél qui s’offrait en circonstance ... L’enfant avait-il senti sa présence ou s’était-il définitivement perdu en regardant les vagues … ? Toujours est-il que le capitaine ne lui vit pas un mouvement, tandis qu’il tournait, bravement, comme un fauve – de spectacle ! – vers ce qui lui semblait un regard à arracher, un rêve à saisir sans égard – avec l’indélicatesse des gens de rien pour ce qu’ils ne peuvent s’offrir. Et sa voix résonnant dans les voiles en berne du navire transi trancha silences et douceurs de brume :

    - Rares sont ceux qui ne courent pas se terrer en bas avec les autres, dès qu’ils le peuvent. Qu’as-tu à rester là par ce froid ?

    Et tandis que par les mots, il vous arrimait fermement, sans émotion aucune, à la cruauté quotidienne, son regard trahissait peut-être autre chose – une curiosité naissante, un reste d’incompréhension à creuser, à mains nues, dans la terre meuble des indécisions personnelles. L'observant, il rassemblait déjà, précieusement, les bribes d'infimes qui lui venaient - commentaires de marins, boutades et châtiments. Et, dardant ses yeux sombres sur le fluet gamin, sans voir - sans relever - ses mains bleuies par l'hiver ni ses frissons de pitié, il ajouta :

    - Je n'ai pas trop entendu de plaintes sur ton compte ; à croire que tu te fais à la vie en mer.

    Son regard avait la froideur douloureuse et tranchante du verre en éclats.


Dernière édition par Louis de Nogaret le Mer 18 Aoû - 17:00, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyDim 15 Aoû - 2:46

La lune était sereine et jouait sur les flots.

Un souffle glacé étoile l'air du soir de miroitements perlés, se meurt dans la nuit. Les astres hautains n'offrent pas de ces lueurs qui réchauffent, aux angles tranchants de leurs constellations traitresses. Doigts gourds et lèvres pâlies, il a tenté de percer la nuit de ses yeux de nuages, pendant une éternité de gel… Mais las, les flots gardaient leurs noirceurs pour eux et ne révèlent que ce qu'ils veulent… Dans les vents aiguisés, gelé de solitude, l'oiseau, ce soir, n'avait pas su voler.
Un coup sec sur la corde, un cri bref. Jacques cille, se reprend: il faut céder sa place. A regret, ou presque. Les bourrasques sont cruelles, ce soir, mais la mer et les cieux s'aiment passionnément, indistinct l'un de l'autre… la crête argentée des vagues effleure la Voie Lactée.

Il se laisse glisser, chutant à demi, dans la décontraction d'un parcours effectué mille fois, et mille fois encore. Entre les floraisons pâles des grandes voiles silencieuses, qui se déploient lentement au son d'un soupir familier, Jacques se drape de rêve et de solitude, à mi-chemin entre son visage factice et celui, à demi-effacé, d'une jeune fille au regard grave et songeur. Quelques pas sur le pont du navire silencieux, à peine tremblant du souffle de ceux qui, en son sein, se chauffent à l'air de fête et au rire des autres. Un éclat, ou deux, des lumières vacillantes… qui ne font que renforcer le calme mortuaire, et le velours de la nuit.

L'enfant resserre autour de lui, par-dessus la sienne, le tissu abîmé d'une chemise… emprunté, bien sûr, à quelque compatissant qui avait la chance d'en posséder plusieurs. Ce n'est pas à lui, ce tissu rêche couleur de sable, et cette violente odeur de sel. Non plus que ces manches abandonnées, bouffantes et ridicules comme des ailes mortes, retombant sur ses flancs, vides de chair et de sens. Ce n'était pas à lui, mais les Mers du grand Sud, à l'arrête de la Terre de Feu, ont des râles glacés qui ne s'affrontent pas impunément, et la mort blanche susurre ses promesses dans leur haleine fade. Et la jeune femme, raidie dans le froid qui rongeait jusqu'à l'os, fendillant jusqu'au rôle de composition, couvrant de douloureuses engelures les attitudes apprêtées, se réchauffait le cœur aux résidus de songes qui la hantaient encore, transis et cristallins. Ses fantômes avaient le chant des baleines grise de Panama, et la silhouette des grands oiseaux blanc de Kairouan… Et le parfum de Syracuse, et les couleurs de Papouasie! Enivrée de rêve et grisée d'illusions, Manon égarait son âme bercée par la valse des vagues, oubliant les frissons et le gel par la grâce d'un mirage…

- Rares sont ceux qui ne courent pas se terrer en bas avec les autres, dès qu’ils le peuvent. Qu’as-tu à rester là par ce froid ?

… qui vola en éclat. Tirée sans douceur de son refuge voilé d'idéal poussiéreux et de lueurs enfantines, arrachant à regret ses prunelles emperlée d'étoiles de l'embrassement de l'eau et du vent… Manon, du reproche au creux des yeux et des lèvres, tourna son visage de moinillon farouche vers l'importun et…
Oh! Eclat de surprise, qui file entre les boucles. Si on s'attendait, vraiment, à ce que l'ombre qui s'étire, empirique, sur nos lueurs désincarnées soit celle du capitaine? Des corolles pourprées se déployèrent sous le hâle. On s'affole, yeux écarquillés, on ouvre la bouche, dans une recherche désespérée, et presque sans le vouloir, nos pensées se bousculent, franchissent la barrière de nos lèvres sans qu'on ne leur ai rien demandé. Etrange mots balbutiants posés sur d'étranges rêves…

- Monsieur, je regardais danser mes illusions.

Et puis… et puis on se rend compte de ce qu'on vient de laisser échapper, d'une voix trop timide et trop naïve, des murmures d'inconstance et des frissons demi-songes. On cherche ses mots, sans succès, on s'empourpre davantage et on cache sa gêne sous les boucles folles, yeux rivés au sol, concluant misérablement pas un "bonsoir, monsieur" à peine soufflé… Et on resserre, sans succès, ses maigres oripeaux autour de soi, fourrant sans succès ses doigts dans les replis… Puisqu'on nous a arraché au songe.

- Je n'ai pas trop entendu de plaintes sur ton compte ; à croire que tu te fais à la vie en mer.

Un regard risqué, entre deux boucles de lin, alors qu'elle le détaille, sans trop oser… un iris d'oiseau méfiant, qui glisse sur les lignes trébuche sur le luxe ostentatoire, plus farouche qu'émerveillé… Devant elle, un homme sûr de lui et de son droit, de sa force, drapé de son orgueil et couronné d'autorité. Un personnage, mais à craindre sans doute. Un regard sans douceur, en éclat brisé… Manon le fixait… avec la crainte et la réserve de ceux qui voient une ombre, parfois observée au loin, s'incarner brusquement devant eux. Depuis son embauche, aurait-elle seulement pu songer le croiser à nouveau, l'homme inaccessible aux mille femmes, cette silhouette pensive sur l'entrepont qu'elle entrapercevait, de loin en loin, en bute à ses errances? Comme un fantôme familier.
Elle voulut… oh, l'espace d'un instant trop lumineux, sans doute, le temps d'un rien, celui d'ouvrir la bouche, d'allumer un peu les vieux enthousiasmes dans les yeux de nuages, de se colorer en fleur candide… Elle voulut lui souffler son bonheur d'être là, et sa reconnaissance. Mais… Mais le poids du rang, la raison qui sermonne, et puis la certitude au fond que tout cela, pour lui, ne revêtait aucune importance. Ses grands yeux graves se détachent des siens et reviennent s'égarer sur l'horizon enténébré.

- Oh… et bien, je… Je m'y plais beaucoup: je fais de mon mieux.

Platitudes qui ne s'accordent pas -ou si mal!- avec sa douce saveur d'oiseau-rêve. Mais il y a… il y a le carcan du réel, qui ne faut pas oublier, et pour belles que soient les illusions chamarrées, leur danse n'efface pas le fossé d'une hiérarchie mordante, et l'écart qui ne…

Manon pivote, pose son regard grave et digne, ourlé de douceur trop naïve, sur ses iris à lui, tranchant aigu en déchirure de silice… Dans la petite révolte timide de celui qui ne peut et ne doit que répondre sagement.

- Et vous-même, monsieur? Comme vous l'avez dit, le froid ne se prête guère aux errances.

La lune était sereine et jouait sur les flots.
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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyMar 17 Aoû - 23:35

    Ce fut un sursaut – farouche ! – de bête blessée. Quand le jeune garçon reprit à la mer regard et visage pour les jeter en pâture à l’importun qui semblait l’exiger, Nogaret n’y vit pas les habituels scrupules aux rebords des lèvres et aux coins des yeux. C’était bien plutôt le regard sévère – et ô combien familier – de la vertu qu’on offense et de la pudeur qu’on piétine … Un éclat – simple ! – de caillou brut, non encore poli par les années, une sincérité viagère qui tressaillait encore, sous la crainte … Et c’était … Amusant. Lui qui charriait toujours dans le blanc sillage de l’Amphitrite nombre de valeurs en ruine, nombre d’illusions blessées et mourantes, comme il pouvait s’ébaudir, en son âme, de voir les reproches embraser un instant ce regard tout de naïveté et de rêve … ! – Sans poussière d’étoile ni antiquailles à célébrer, rien qu’un léger éclat ... qui venait déjà de s’enfuir, chargé de sa seule misère. Et puis … Que les ordres et les conventions reprissent leurs droits, et vinssent abattre cet œil trop brillant, cette folie de boucles et ces mains trop fines, c’était là …

    - Monsieur, je regardais danser mes illusions.

    La moindre des choses. Nogaret jeta un regard en coin à l’onde noire qui somnolait, berçant le navire dans ses ralentis de cauchemars - comme un de ces absurdes rêves où l'on vous obligeait à être vous-même. Un instant, un vague instant, il crut y voir un familier fantôme, ses jupons alourdis par la Mer, lui adressant le pauvre salut des noyés de quelques jours … Reporta son regard sur le frêle jeune homme resté devant lui, colorant de soupçon ce qui n’était que méfiance … Et il lui adressait, en son silence, de singulières harangues - Des illusions ? A la bonne heure ... Sachez, jeune inconscient, que les illusions n'ont de danses que macabres, grotesques en tapisserie venus souligner l'aigreur du réel et les nécessités hargneuses ! Pourtant ... Nogaret se dit alors, à voix haute mais comme à lui-même :

    - Combien encore de vivantes, et pour combien de jours encore … !

    Ce n’était pas là une question, et cela invitait bien peu la réplique. Les choses mortes depuis trop longtemps, muées en poussière bien loin des terres saintes ne méritaient point d'oraisons funèbres. Ce n’était là que le constat aveugle d’un état de chose – force inhumaine d’un ordre du monde, règles enfouies d'un code en lambeaux. L’Amphitrite avait beau porter le nom d’une déesse, ses flancs gris avaient trop connu la morsure des vagues pour qu’elle pût passer encore pour une nymphe : sous la patine d’eau et de sel, les cargaisons pourrissent. Les hommes aussi. Et songeant qu’il en serait de même un jour pour le garçon à la peau fraîche, aux boucles claires, aux idées jeunes … Le rictus lui naissait presque au bord des lèvres mais quelque chose - un infime, un rien - le retenait ; comme la précaution timide d’un observateur exceptionnel. C’est quand le gamin, empourpré comme un poète, balbutia, tête basse, que Nogaret en profita pour le laisser naître, son sourire – un bête sourire en coin, avec sa simplicité qui sent la roture – pour reprendre bien vite la posture attendue d’un raffiné qui s’ignore.

    Il y eut quelque chose cependant, qui retint son attention, car si Nogaret ne vit ni la chair de poule qui s’étendait sur les bras frêles, ni la délicatesse malheureuse des poignets, ni les frissons fiévreux qui lui ébranlaient le corps … Il perçut son enthousiasme. Ce devait trembler un peu avec lui, débordant son regard et ses intentions. Et c’était …

    - Et vous-même, monsieur? Comme vous l'avez dit, le froid ne se prête guère aux errances.

    Étrange. Voilà que le gamin lui retournait la question – et fallait-il croire à cette innocence naïve qui semblait tout excuser … ! Le sourire que Nogaret avait étouffé jusqu’alors se mua en un rire froid et franc – de ceux qui valaient une évidence. Il s’imagina, un instant, se prêter au jeu, et répondre, de cruauté en désinvolture, une diatribe attendue qu’eût aimé le rôle … Mais ce n’était pas cela que lui soufflait sa mémoire. En vérité, il ne vit pour toute inspiration … Que la menue silhouette, toute recroquevillée sur elle-même, entre marins paillards – que minces souvenirs en discrétion et audaces d’idéal … C’était bien peu, au fond – mais n’était-ce pas déjà trop ! Déjà, sous sa gêne et sa petite audace, les yeux courant sur le tillac, il lui échappait un peu, l’enfant de la haute mer … Alors …

    En une enjambée, il fut sur lui. D’une main glacée, surgie de l’ombre du manteau, lui saisit le menton, cueillant son regard comme il avait capturé ses rêves – sans douceur ni ménagement :

    - Tu sembles pourtant bien ... Solitaire, bien à l’écart … Mon équipage ne serait pas assez bien pour toi ?

    Il chercha, l’ombre d’un instant, quel était le naissant mystère qui dormait en ces yeux clairs, ne se rappelant pas, de vie de marin, avoir vu cette étincelle – Naïveté ! – oser briller encore, après cette vie-là. Cherchant d’aventure quelque reflet trompeur dans le miroir déformant de ses yeux … Mais s’il lisait sans trop d’erreur dans le regard avide des hommes d’équipage, s’il savait parler aux bassesses perpétuelles, face à Jacques, Louis … Ne vit que ses propres abîmes. Il lâcha prise, aussi vite – et son sourire s’était noyé dans l’onde.

    - Que te disent-elles, tes illusions, pour que tu leurs préfères ce qui les fait tous vivre ici ?

    Jeune homme, il est peu prudent d'offrir aux vieux pêcheurs vos histoires d’évasions : ils ne sauraient vous comprendre …
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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyVen 20 Aoû - 21:46

Le froid cruel fardait de gel la Colombine, dans le charme sans apprêts qu'offre parfois la nuit amie. Le silence triste de celui qui ne s'illusionne pas valait toute les réponses et elle s'était détournée de lui, doucement, visage et regard engloutis par les flots sombres, noyés dans l'onde aux ondulations tendres et ourlée de la glace de l'écume. Cherchant là par réflexe, comme une enfant à qui trop d'histoires furent comptées, dans les creux mouvants répondant aux étoiles, la silhouette fuselée d'un cétacé… en ce monde qui n'admet ni les fleurs ni les oiseaux, dans les effluves désormais familiers de sel et de bois humides. Et là où l'homme croyait voir, égaré sur mer toute puissante, se mouvoir en ses flancs comme une forme humaine, au regard vide des noyés à la chair blanchie… Manon ne percevait que les miroitements de ses espérances.
Le rire glacé sonnait comme une rebuffade, et l'enfant-rêve n'osait plus regarder son capitaine. Elle se doutait, après tout, que sa révolte à demi-mot, son éclat d'existence ne pouvait que déplaire au seigneur de ces lieux. Quel élan incompréhensible avait porté ses pas jusqu'au mousse timide et discret? L'envie, le besoin d'assurer son empire? Le désœuvrement, dans l'air glacé du sud? Alors, déjà… déjà elle s'éloignait un peu, du bout des yeux, dans les ombres et replis du gréement dormant… Et ne vit rien venir.

Il fondit sur elle, dans l'ombre inquiétante de son long manteau trop riche. Son pauvre réflexe d'oiseau farouche, son sursaut surpris en demi-fuite ne lui fut d'aucune utilité: l'étreinte glacée de ses doigts sur son visage la figea aussitôt, alors qu'il s'emparait de ses grands yeux gris. Manon pâlit doucement, paralysée par les prunelles inquisitrices plus sûrement que par n'importe quelle entrave…

- Tu sembles pourtant bien ... Solitaire, bien à l’écart … Mon équipage ne serait pas assez bien pour toi ?

Blême de honte, de crainte et de silence, la jeune fille soutint gravement le regard aigu, rapace féroce, avec le sérieux sans éclats que seuls possèdent les enfants rêveurs et les poètes, n'osant trop répondre à une question qui finalement, n'en était pas une…
Avec ce petit défi timide, cette audace en demi-teinte dans son immobilité de pétrifiée, qui ne cillait même plus. De Nogaret était là, vouté au dessus d'elle, il l'écrasait de son rang, de sa force et de son sourire, dans les craquements bercés de l'Amphitrite et les voiles susurrant leurs mensonges… Dents serrées, pommettes rosies par le froid, la peur et la gène, elle se contenta de lui retourner son regard. Manon ne su deviner ce qu'il vît, dans ses iris nuageux, quelle obscure clarté ou quelle absence… Mais son sourire s'effaça doucement, alors qu'il la lâchait… comme s'il s'était brûlé.
Pendant un instant encore, elle n'osa pas bouger, réfugiant dans un instinct trop féminin ses yeux derrière ses boucles de lin -bouclier dérisoire… Resserrant autour d'elle ses maigres oripeaux en quête d'un soutien tout aussi chaleureux qu'inexistant, dans les plis de l'étoffe désespérément fine.

- Que te disent-elles, tes illusions, pour que tu leurs préfères ce qui les fait tous vivre ici ?

L'enfant au visage trop doux s'emmura dans un silence effarouché, cherchant sur le visage trop dur, ainsi enténébré, les indices de son humeur par trop changeante… En vain. Elle ne parvenait à percevoir ni ses pensées, ni ses disposition, ni même à prévoir un temps soit peu ses réactions. Elle ne savait trop… ce que cet homme ressentait ou devinait d'elle, dans sa distance glaciale qui pourtant se permettait le caprice singulier de chercher la compagnie de celui qui était… quoi? Une ombre furtive, un pas-grand-chose, le plus petit d'entre tous, corvéable à merci et dont, finalement, on ne se préoccupe pas… Tout au plus on rit de ses grands enthousiasmes, on le bouscule un peu, le petit mousse, et puis… et puis c'était bien tout. Qui se fichait des songes de l'oiseau minuscule? Alors Manon… elle ne comprenait pas… et se claquemurait dans une prudente réserve.

Toutefois… toutefois il était doux de parler un peu, parfois, de laisser s'évader… oh, peu de chose… l'ombre de ses songeries tendres, le pâle reflet de la puissance impérieuse de ses visions… Et il était doux de croire, un bref instant, de s'imaginer qu'on allait être écouté. Sans vraiment espérer…

- J'ignore, monsieur, si… si je saurais l'exprimer…

La petite voix trop flutée s'éleva doucement, trop doucement, ne perçant que difficilement la mélodie des vagues embrassant les flancs de l'Amphitrite et berçant cette étrange fleur de voiles et de bois… Timide, hésitante, sans oser porter son regard sur celui qui semblait vouloir l'entendre… Sous les encouragements silencieux des astres. L'enfant-songe s'appuya sur le bastingage, main blême et trop fragile…

- Ce n'est, finalement, pas grand-chose de plus que ces histoire qui se racontent, quand on est enfant, et ces élans étranges qui vous serrent la poitrine en songeant à l'Ailleurs… Et puis le piquant du voyage, et l'infini des possibles qui s'ouvre! Comme l'Odyssée semble pâle, dans sa petite mer Egée, face à l'immensité de l'océan et les rivages immenses qu'il caresse de ses vagues… Je ne sais, monsieur, si vous ressentez comme moi cet espoir singulier en regardant les flots noirs…

Comme auréolée par son rêve, les yeux trop brillants, la jeune femme embrassa l'horizon d'un geste léger, alors que son souffle dessinait, sur le ciel de velours sombre, des volutes opalescents en circonvolutions gracieuse. Sans trop y songer, elle tournait le dos à son capitaine, confident saugrenu dont elle ne savait trop s'il accordait la moindre importance à ce qu'elle pouvait tisser de ses mots… dévoilant sans le vouloir une nuque fine et frissonnante, frôlée par des boucles désordonnées, animée par sa voix et la respiration douce des illusions qu'elle dessinait du bout des lèvres. On aurait pu croire que la frêle demoiselle avait presque oublié l'oiseau de proie derrière elle, toute entière dans ses mirages, mais elle se retourna, capturant son regard à lui, et offrant le sien, de son plein gré, pour la première fois. En confiance naïve, elle livrait sa flamme en oubliant, un instant, à qui elle parlait… à qui elle osait dépeindre ainsi la puissance de ses horizons tremblotants.
Et Manon lui sourit, allumant dans ses yeux une lueur presque solaire quand tout son visage s'éclairait, elle lui sourit, toute en fossettes et en innocence, poussée par ses mots et un espoir tellement plus grand qu'elle semblait avoir du mal, elle si petite et délicate, à le contenir tout entier.

- Comme ils semblent minuscules, les exploits des héros de mon enfance, face au murmure de l'onde! Le murmure ou bien le cri, quelle différence? Maintenant, rien ne semble pouvoir arrêter les voiles, les navires volent jusqu'aux tréfonds du Pacifique où on a, dit-on, découvert un dernier continent vierge… Alors elles dansent, mes illusions, monsieur, elle dansent, et parfois l'élan qu'elles m'imposent est trop violent pour s'accorder au rythme lent et profond de la vie dans les cales tiédies d'alcool… Parfois, monsieur, il faut le chant de l'eau, ou bien du vent, pour apaiser un peu les vieux idéaux. Il faut que je sente que l'Amphitrite fend les flots et les miles, et qu'elle le fait avec nous. Me dire que peut-être, je pourrais un jour tout voir et me sentir vivre! Et je… Je… Vous…

Sa voix trébucha, tout à coup. Une prise de conscience, un rien, une lueur dans le regard de l'homme face à elle… rien, un léger doute… cela suffisait. Submergée de silence, joues rosies de honte, elle sembla se recroqueviller un peu sous ses yeux qu'elle ne parvenait à éclairer, alors que sa flamme douce et fragile s'éteignait. C'était un rêve modeste et fou, il aurait mieux valu le taire… Front bas et iris en fuite, elle murmura comme d'inaudibles excuses, se désolant déjà d'avoir par trop parlé. Je ne sais ce qui me possède, et me pousse à dire à voix haute ce qui m'habite et qui m'obsède… C'était précaire et hasardeux, cet instant d'ombre douce, ce spectacle étrange que la lune, se perchant de mâts en mâts, semblait regarder en se raillant.


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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyMer 25 Aoû - 2:56

    Faute d’idéaux à dépecer, l’oiseau de proie est aveugle … De ses froides hauteurs, il guette, hagard, voit tout – et c’est ne rien voir … - jusqu’à ce que, loin en dessous, dans le prolongement de ses serres repliées … Jusqu’à ce qu’il entraperçoive un frêle oiseau cherchant son étoile. Perdu dans ses nuages, que n’y reste-t-il pourtant … ! Alors qu’il fond sur l’oiseau-lyre, sur le plume-poète, il lui faudra quelques instants, sans doute, pour sentir que le soleil lui a apposé au creux des ailes de singulières aiglures … Et puis, tandis que ce qui devait être la proie esquisse un chant, étouffe un cri, en ses rémiges fragiles …

    En son regard, il sentit la morsure des rousseurs douloureuses – flammes vives ! Le jeune garçon avait une voix légère, que les hésitations avaient colorée d’accents trop doux, pleins encore de l’enthousiasme de l’enfance. Il se détournait, à présent, s’attardant sans prudence sur le rebord des choses, embrassant d’une main gracile – d’une main gracieuse ? – les larges horizons. Et ses mots avaient le tranchant des épées nouvelles. Qu’importaient alors les précautions rhétoriques ? Jeunesse folle ! Tes candides effusions comportent leurs naufrages … Chose étrange, cependant : Nogaret écouta, sans mot dire ce que Jacques voulait qu’il entende … Il eût, en couleur d’habitude, coupé court à ces rêvasseries de lingères en mal d’aventure – d’un geste, d’un mot ! Ce n’était là, en effet, que le délayage un peu rapide et un peu fade d’un émerveillement qui s’éveille, aux premiers jours de voyage et qui, avec le goût aigre-rance de l’eau croupie, avec la morsure des vins taris et l’amère saveur des plats sans teint, s’éteignait, bien vite … Les folies d’aventure n’étaient bonnes qu’à rameuter les égarés de passage et les naufragés du monde ! Être marin n'était pas un sacerdoce - était-il bien raisonnable, encore, ... !

    - ........................................ Je ne sais, Monsieur, si vous ressentez comme moi cet espoir singulier en regardant les flots noirs…

    Nogaret eut comme un sursaut. Posa les yeux sur cette nuque qui s’offrait, en toute innocence – comme surpris de voir que ce discours lui était encore destiné ... Le gamin qui se trouvait là n’était rien, par rapport à lui. Nogaret pouvait à sa fantaisie le crever à la tâche, pour lui arracher ce sourire qu’il devinait, dans l’ombre de ses boucles blondes, ce sourire qu’il sentait, débordant des mots, des mots qu’il laissait filer, à travers les mers – comme un enfant sème des petits bateaux de papier. Non, Jacques n’était rien, frêle et dérisoire dans sa chemise claire, des fleurs de sel dans les cheveux. Rien qu’une petite âme que l’on brise et qui, à chaque gifle du vent, se fissurera un peu plus … ! Et pourtant … Un instant, un seul instant, le fragile enfant accoudé au bastingage sembla pouvoir imposer silence à cet homme qui ne croyait plus à rien … Et quand son œil aigrefin rencontra la claire aurore de son regard, Nogaret ne répondit point à son sourire. Se sentir vivre, que diable ! Était-ce là le rythme violent des cœurs qui s’étreignent, le roulis triste des pauvres existences qu’on berce pour des nuits sans sommeil … ! Était-ce là l’émotion éphémère et vitale qu’allumait en vous la lueur tiède des liquides ambrés, quand vous ne saviez plus, vous, marin perdu, entretenir vos propres brasiers … ! Enfant, ce ne sont point les lueurs d’étoile ni les chants du large qui vous donnent votre petit sentiment d’existence, ce sont …

    Jacques se tut cependant, comme si le vent, comme si la mer avait voulu étouffer cette joie trop brute – malheur aux innocents et aux aveuglés qui servent sous les noires couleurs … Ses rêves n’entendaient point réponse mais Nogaret souhaita cueillir, méthodiquement,du bout des doigts, sa dernière et seule faiblesse :

    - Et tu …

    Cependant une goutte – puis deux, puis trois – tombèrent dans le silence morne du navire endormi. Point de vie alentours, mais la Mer s’était suffisamment laissée bercer par les folies des hommes – et le ciel crevait ses éternelles brumes, déversant eaux et rancœurs – laver à grande eau les pourritures et les vestiges des illusions passagères ! Une goutte en appela une autre, et une autre encore … Bientôt on entendit ruisseler le long des voiles en berne la simple et grande chanson des averses soudaines. Nogaret leva lentement les yeux vers ce caprice de la Fortune … C’était un baiser froid qui courait – lèvres importunes – le long de sa nuque, un frisson qui tordait pour un instant ses grandes mains brunes … Brusque coup de fouet à son entendement engourdi, la pluie versa aussi ses froideurs dans l’orbe de son regard, et puis … Il le contempla, Jacques, recroquevillé sous les trombes, cheveux ruisselants, fouilla du regard chaque parcelle de son être, cherchant les failles et les faiblesses – comme un voleur guettant l'endroit où l’habitude vous fait défaut pour mieux vous cueillir, entre deux ruelles … L’enfant avait froid, et Nogaret n’esquissait pas un geste. Sans doute espérait-il un renoncement fugace, une mine penaude sous les épaules affaissées – comme un vivant aveu qu'en temps normal, on ne demandait pas. Et puis renonçant bien vite – car l’attente avait son ridicule – il dit, d’une voix parfaitement calme, qu’il haussa à peine pour couvrir le chant des pluies :

    - Il y a des folies qui se prennent comme les maladies contagieuses … Mon garçon, tu ferais bien d’écouter un de nos plus fiers moralistes et d'aller te terrer bien au sec. Oh certes oui, j’imagine que pour l’heure, rien de tel que la gifle glaciale des pluies pour se … Sentir vivre. Mais tu risques de ne point profiter de cet allègre sentiment bien longtemps si tu demeures encore béatement à recevoir le châtiment du ciel – appelons-cela comme ça, veux-tu ?

    Les pans du large manteau murmurèrent, sous la pluie, leur étrange ressentiment et – fracas des bottes sur le bois humide - il se détournait, déjà, sans un regard … Il y eut quelque chose, pourtant, qui l'arrêta. S'en retournant, il songeait déjà à la lueur factice et veule d'une rare chandelle, dans la chaleur relative de sa solitude ... Puis les mots du gamin lui revinrent, ternis par l'écho, avilis par le souvenir, et il se murmura en pensée qu'un bel oiseau ...

    - Mais je n’en ai pas fini avec toi, viens donc – que je t’arrache un instant au chant de l’eau, ne t’en déplaise.

    Ne se pouvait bien contempler qu'enfermé dans une cage. Quelques hommes passèrent - relèves spectrales nimbées de pluie - qu'il salua, distribuant des ordres. Le gamin demeurait immobile, raidi par le froid, tandis que les marins flattaient l'Amphitrite qui grondait, la malheureuse, en son sommeil ... Nogaret fit un pas puis deux, jeta un regard par-dessus son épaule, cherchant celui du garçon. Lança, d'une voix plus dure, où l'on entendait - curieuse ironie - bien plus le capitaine que l'homme du monde :

    - Allons, que t'ai-je dit ! Discuterais-tu un ordre ?

    Et il suivit des yeux la démarche hasardeuse de l'oiseau dont il eût aimé, par loisir, arracher le plumage. Il regagna la cabine, guettant une ombre, sans plus un mot. D'un geste lent, il alluma une chandelle - une seule, qui vint éclairer à peine l'entour de ses pensées. Gagna sa place, laissant l'enfant tapi, à l'entrée, un pied encore dehors - et la danse goguenarde des pluies lui ruisselant dans le dos ... Alors, affutant son regard, il contempla en un espoir singulier les ombres dormantes de cette cage d'emprunt.

    Pour mieux l'entendre chanter.
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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptySam 4 Sep - 22:38

Elle sut immédiatement qu’il n’avait pas compris.

En croisant ses prunelles railleuses en bris d’amertume, Manon eut un geste de recul presque instinctif, se réfugiant derrière ses iris en fuite et ses boucles désordonnées, se rétractant farouchement derrière son rempart fragile de songeries douces… Et alors qu’il écorchait ses mots du bout des serres, raclant ses faiblesses de son mieux… La proie, dans un froufrou de plumes froissées, s’était envolée. Il ne savait pas, le noble rapace, que le petit moineau insignifiant venait de lui dérober le soleil: le gardant au creux des yeux jusqu’au plus froid de la nuit. Quand, cruel, il jouait sur sa dernière défaillance, pianotant d’autorité et de mépris sur ses mots qui trébuchaient, la frêle enfant s’emmurait dans son silence et s’éloignait tout doucement. Gardant pour elle désormais la flamme vive de ses mirages… Elle seule finalement savait s’y réchauffer.

Mais les nuages se crèvent. Ils noient indifféremment les étoiles et les espoirs, les enfants et les capitaines… ils cèdent. L’eau frappe.

Les voiles soupirent, claquent, emberlificotées dans des cordes humides et rebelles à leurs enlacements de chanvre… Les voiles soupirent. Le ciel se moque. Il se moque de ce petit visage ridicule qui ose se tourner vers lui, et de cette échine qui ne se rompt pas. Il se moque: et il vomit son ironie glacée, traçant des larmes d’illusion autour des grands yeux clairs, plaquant en ondulations alourdies les mèches folles sur la peau brune. Il gèle jusqu’à l’insignifiante harde de lin, unique défense contre le froid, il la gèle et la laisse pendre, vaincue et risible, en longues courbes détrempées autour du corps fragile. L’eau blesse… et son étreinte laisse la jeune fille transie et tremblante, épaules voûtées et bras vainement refermés… Mais prunelles hautes. Trop graves mais point encore assez humbles…

Un regard pèse sur elle, sans douceur, plus froid que la pluie. Il détaille, il guette… mais quoi? Un endroit où frapper, une faiblesse de plus? Une faille, où enfoncer ses griffes? Manon ne savait trop ce qui, dans son élan rêveur et doux, l’avait à ce point agacé, elle ne comprenait pas ce qu’il cherchait ni même pourquoi… Quelles errances avaient conduits ses pas jusque devant elle, ou quelle étrange humeur… Égarée, elle était égarée devant cet homme qui oscillait entre le masque et l’être de chair, brume qui se faisait tangible entre ses mains sans qu’elle sache comment, par quel prodige, dieu ou diable…
Il guette. Elle n’ose trop bouger. Et sa voix porte en elle un fiel bien singulier… Drapé dans une autorité faussement bienveillante, hautaine et distanciée, il frappe. Juste. Sous l’assaut, l’enfant se recroqueville un peu, baisse les yeux enfin, alourdis de reproches muets et de vaines révoltes. Se sentir vivre. Était-ce là un tel outrage, pour qu’ainsi il lui soit rappelé, lesté de mépris et bardé d’épines?
Se sentir vivre. Malgré tout, Nogaret n’arrivait pas à lui arracher cela…

La frêle jeune fille hoche simplement la tête à ses traits acérés, sans qu’il ne la regarde, recule déjà, d’un pas, puis deux. Fuit, pour mieux se retrouver, ne plus s’exposer aux tourmentes des mots ajustés, quitte à subir celles du Horn féroce sans un murmure… Lui s’éloigne dans le gémissement du cuir humide, qui protège son échine des doigts glacés de la pluie, déjà tout à son monde qu’elle ne connaissait pas et ne connaîtrait jamais. Il s’éloigne et elle fuit. Comme il se doit. Déjà elle songe à retrouver son hamac, puisque son quart est assuré, déjà elle imagine…

- Mais je n’en ai pas fini avec toi, viens donc – que je t’arrache un instant au chant de l’eau, ne t’en déplaise.

Manon frissonne, se raidit en un sursaut. L’homme ne s’arrêtait pas, louvoyant entre les siens, assuré de sa puissance écrasante… certain de voir son caprice exécuté. Pétrifiée, et ruisselante, elle le regarde, n’osant trop comprendre ou même imaginer…

- Allons, que t'ai-je dit ! Discuterais-tu un ordre ?

Interdite un instant, le mousse fixe son supérieur, déboussolé. Puis les réflexes, doucement, et la raison salvatrice retrouvent leur place, noyant tant bien que mal le tourbillon de questions et les sentiments distordus… L’entendement s’ébroue: allons, puisque c’est un ordre! Puisqu’il ne laisse pas le choix, qu’il écrase de sa force et de son rang, puisqu’il est capitaine, et puisqu’on ne discute pas un ordre… Puisque la liberté ne s’offre que par l’acceptation de nouvelles chaînes.
Alors elle s’élance, dans une démarche hésitante entre les trombes, heurte une épaule trop rude, chancelle, trébuche. A demi aveuglée par l’eau et sous l’œil attentif d’un homme lointain et railleur qu’elle ne comprenait pas. Le vit entrer en silence dans ses quartiers privés, ceux qu’on ne pénètre pas, l’idéal lointain auquel tous aspirent, dans l’humidité des cales et l’inconfort houleux des hamacs, dans la promiscuité âcre et bilieuse… Entre les flancs moites des autres et les râles nocturnes. Attendait-il réellement qu’elle pénètre en cet antre nimbée d'ombres et de craintes?

Manon se glisse dans l’entrebâillement de la porte, méfiante et effarouchée, la pluie lui battant le dos et l’eau ruisselant sur le plancher sombre. La chiche lueur d’une chandelle venait étirer sur le visage du capitaine des ombres inquiétantes et allumer en ses yeux des flammes singulières, si bien que l’oiseau fragile égara son regard sur les ombres de la cabine, les ténèbres froissées des draps et les cartes alanguies sur le bois d’un bureau… Pour mieux fuir ces orbes glacées de rapace. Elle s’attarda, fascinés, sur la tranche d’un livre avant de se détourner à regret. Elle avait laissé derrière elle les mots et les douceurs des pages il y a fort longtemps à présent... C'était le prix: celui à payer pour vivre. Car il avait fallu tout arracher...

Des fantômes inconnu tapissait les recoins de ce monde qui n’était pas le sien. Des ombres brunes et languissantes s'attardaient dans les replis de bois, dessinant des arabesques menaçantes. Cette chaleur, ce confort, ce n'était pas pour elle, petite chose égarée et glacée dans cette salle trop chaude, trop ostentatoire. Ce genre de pièce qu'on peut présenter à quelqu'un, avec fierté... Et où elle s'égarait, dans sa simplicité sans attraits et ses frissons, et l'eau froide qui coulait dans son dos, laissant sur le sol d'humides ondulations... Devant tout ça, devant le vin et la chaleur, le confort de la couchette et les richesses pourprée... En un relent amer, de ceux qui roulent entre vos dents serrées, de ceux qui blessent, elle se souvint de la cale aux eaux dormantes du navire qui la mena, clandestine, jusqu’en Irlande, elle se souvint de la boisson croupie, du froid et de l’obscurité… Elle se souvint de l’angoisse atroce et irrépressible, de la terreur sans nom, de la faim au ventre et au cœur, de la douleur et de la solitude, et ramassa soigneusement ses brisures de fierté éparses. Redressa la tête, levant le menton, sublime et ridicule dans ses oripeaux ruisselants, l’enfant-songe soutint sans un mot le regard et l’orgueil de celui qui prétendait l’enfermer… l’arracher au chant de l’eau et aux illusions dansantes.

Doucement, elle referma la porte sur le monde, étouffant nuit et lune, pluie et sirènes, mirages et fantasmagories. Le loquet gémit, sa sentence tombant comme un couperet dans le jeune silence qui étirait timidement son empire, ébranlé par les échos flous de l’extérieur… qui ne parvenaient à le briser. Doucement, elle ferma d’elle même la cage qu’elle pressentait sans la deviner. Car cela ne changeait rien.
Sa voix s’éleva sans parvenir complètement à déchirer les voiles assourdis. Timide et douce, vacillante comme la flamme d’une bougie… comme un chant infime et sans importance.

- Et bien, Monsieur…?

Et bien, Monsieur, que désirez-vous de moi? L'enfant semblait s'emplir d'une détermination nouvelle, alors qu'elle prenait son courage à deux mains. La proie se débattait sous la serre! Manon levait le menton, et soutenait enfin le regard glacé. Entre ses boucles, elle tentait désespérément de se donner un air un peu féroce...

- J'ai... j'ai fini mon quart, et je... enfin...

J'aimerais partir, s'il vous plait. Car elle pressentait la cage, et tentait maladroitement une riposte... Puisque la fuite était impossible, et l'affrontement inégal, qu'au moins il la libère! Il n'essaierai sans doute pas de pousser plus loin un avantage que son rang lui assurait. Sans doute serait-il bon joueur. Sans doute se rétracterait-il, décidant finalement que ce mousse anonyme n'avait pas d'importance... Espoir futile et vain.

Et cependant qu’elle le fixait, petite silhouette détrempée que les ombres enlaçaient délicatement, ses manches tombantes comme des rêves morts, cependant qu’elle le fixait, fragile et dérisoire, d’entre les barreaux d’une geôle qu’il avait refermé sur elle…

En ses yeux luisait doucement la Liberté qui se rit des murs et vole sans entraves.
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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyMer 6 Oct - 23:43

    Il est des hommes qui semblent graves et réfléchis, mais dont l’esprit ne saurait aller plus avant que la surface des choses ; leur regard n’est point exercé à la recherche du mystère et s’arrête, stupide, devant la glace brillante sous laquelle tout est dissimulé et qui, au lieu de leur révéler ce qu’ils osaient attendre, ne leur renvoie qu’un lambeau de leur propre image.
    Chamfort.


    Ce ne fut que lorsqu’il entendit le loquet gémir qu’il se rendit compte qu’en souhaitant ferrer un enfant, il s’emprisonnait aussi. Et quand le jeune garçon, transi de froid, laissa aller son regard, comme aveugle en ces amas d’ombre, Louis de Nogaret chercha aussi à déchiffrer cet inconnu qui les recevait en ses quartiers, rivant son regard vers les mystères habituels, fourrageant en silence dans les tréfonds d’une âme … Qui n’était possiblement pas la sienne. Là au fond, en un désordre de draps légers, abandonnés à leur sort, il allait chercher, loin des regards, un sommeil vide et lourd, loin des étreintes rêveuses et des passions terrestres. Il venait … Oh, s’y anéantir quand cela lui était possible, arrachant l’apparence et pourtant incapable de vivre sans elle … A côté, un coffre où il conservait, plus précieusement peut-être que ses gilets et pourpoints damassés quelques hardes d’un autre âge … Lambeaux de dentelles et de blancs habits qui avaient pris, sur lui, au fil des voyages, l’odeur un peu rance des habits de marin et qui dès lors lui semblaient comme … Plus naturels. Son regard mené par cette étrange intuition qui avait pour nom l’habitude s’égara ensuite sur les cartes, jaunies, cornées par l’air humide et chaud, sur le livre qui s’était égaré là – ultime et triste divertissement des hommes seuls. Discerna dans l’ombre le titre en ironie et le frontispice aux étreintes vulgaires … Comme pieuse et drôle philosophie. Un instant à peine, il s’égara aussi, peut-être, dans cet antre chaud et sombre où nichait l’ambition et où se terrait l’homme, et puis … Ses yeux se posèrent de nouveau sur l’oiseau tremblant et Louis de Nogaret reprit ses droits.

    En un claquement sourd, le manteau fut abandonné sur le fauteuil, ruisselant de la colère du dehors, tonnant comme tempête – mais dans le roulis aveugle, le capitaine demeura debout. Il saisit du bout des doigts la chandelle unique – gouttes de cire sur le bois chaud, parmi d’autres, vestiges des nuits de solitude aux heures où le vent se tait. Et il l’examina, sa proie, disséquant sa froide colère avec une application douloureuse. L’enfant paraissait plus frêle encore, à présent qu'il l'avait ôté au grand air ... Silencieux encore, il semblait se demander ce qu’il faisait là – et comment eût-il pu comprendre ! Une hésitation lui noua la gorge, un instant, et puis en cet œil clair qui portait la marque des eaux qui se déchaînent, quelque chose s'alluma. Et le gamin chanta, entre deux soupirs – comme un murmure qu’on n’ose pousser à son sublime, quand on devrait se taire. D'un geste, cependant, le capitaine coupa court. Et répliqua :

    - Tes supplications sont insultantes. L'on a bien du temps après son quart pour contempler la mer, dans la nuit, dans le froid, mais soudain, alors que tombe – honneur inopiné – une invitation du capitaine, le hamac suintant reprend ses charmes … ? J’ose espérer que tu n’es pas sérieux.

    Et tandis qu’il parlait, il était passé derrière l’enfant. Le poussa en avant, d'une bourrade :

    - Il y a un tabouret, devant toi. Assied-toi donc au lieu de crier grâce.

    Et, de cet air de grand homme qu’il revêtait quand il daignait accorder comme une faveur un bien presque acquis, un respect attendu, il reposa la chandelle sur la table - lui faire don de la lumière faute de le laisser libre. Désigna même, comme par humanité soudaine, une bouteille qui trônait là – vague odeur de pomme qui s’en échappait, et l'invitant d'un murmure inarticulé, à étancher sa soif. Alors, il contourna la table en homme qui connaît son territoire, et tandis qu'il gagnait sa place à son tour, seuls le bruit de ses bottes et de sa respiration lente ponctuèrent le silence … Et, sans prêter attention au manteau tout trempé encore gisant sur le dossier du fauteuil, Nogaret prit la place qu’il se devait de prendre, croisant les mains sur la table, en un geste calme. En cette posture, avec son air étrange d’indifférence lasse et de curiosité sauvage, il semblait de ces hommes du peuple qui, malice du Carnaval, endossent un sceptre ou une couronne factices, et qui tremblants sous le sens, atteignent d’un geste, d’un regard, une grandeur inquiétante … Pour quelques heures. Sans s’en douter, il avait l’air, Nogaret, d’un de ces tyrans potaches qui vendraient corps et biens pour un désir, et faucheraient un royaume pour la simple beauté du geste. Et puis ... L’impression passa, peut-être. Et ce fut en juge inquiet et parodique qu'il délia ses mains, posa la droite, comme par distraction, sur l’ouvrage sans nom d’auteur, effleurant sans émotion des croupes de femmes offertes. Il reprit ainsi :

    - J’aurais quelques doutes à dissiper, sur ton compte. Ce que tu m'as dit, il n’y a qu’un instant encore …

    Au creux de ses lèvres, un fantôme de sourire, comme tentation du sarcasme qui blesse, du mot d'esprit qui empoisonne, qui disparut bien vite ...

    - Ce ne sont point là les paroles d’un mousse. Les garçons que je ramasse pour la basse besogne, ceux qui s'engagent comme Frères de la Côte, ce sont des gamins qui se traînent dans les rues, qui volent pour vivre, des gamins qui ont rien à perdre, des perdus, des égarés … Ils ont leur langue, que je comprends, que j’ai appris à comprendre …

    Chose étrange, ses yeux étincelèrent à cette mention. Ses mots semblaient mus par un sentiment vague et presqu'honteux, qui ne s'avouait pas à lui-même ... Il y avait de la méfiance sans doute, dans ces mots-là, mais il y avait aussi autre chose qui se dressait dans l’ombre, et que l'on pressentait sans comprendre. Une défiance étrange, comme chien qui grogne loin de ses terres, comme criminel tenu de dissimuler sa faute, comme étranger perdu parmi les autochtones ...

    - Et toi tu ne la parles pas. Et j’aimerais donc savoir ce que tu fais ici. Ce que tu as quitté pour être des nôtres.

    Et fort du répit qu'il lui avait accordé un instant à peine, il chercha les yeux rêveurs. Peut-être que le jeune garçon avait porté son regard sur la couverture en monochrome prônant amours philosophes. Peut-être avait-il cherché l’éclat trompeur de la lune par le loubier, là-bas ou peut-être encore s’était-il livré aux mystères du lieu noir, qui semblaient refléter à l'instant l’humeur ombrageuse de leur maître… Ou peut-être était-il demeuré là, sans voir ni entendre, rivé à son silence comme à son jouet peint un enfant gâté …

    Et il attendit, Nogaret, que cet enfant de songes voulût bien calmer cette rancœur qui l'avait choisi pour victime.
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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyMer 27 Oct - 0:58

Les oiseaux se cachent pour mourir, et les poètes pour rêver. Ils se cachent, pour masquer les sursauts d’un rêve et les râles d’une muse à qui ne saurait les comprendre… Masquer leurs petites grandeurs et leurs défaillances, et garder pour soi ce qui compte vraiment. L’enfant ferma les yeux pour ne pas voir ses maigres défenses balayées d’un revers de main, et ne pas montrer sa faiblesse. Insultant, l’oiseau fragile qui ne faisait que chercher la fuite? Vraiment?
Mais une poussée entre ses omoplates, un sursaut, quelques pas chancelant pour conserver un équilibre capricieux… Une poussée et quelques mots eurent tôt fait de mettre à bas la reddition temporaire -et utopique!- d’une âme par trop dénuée d’entrave.
Crier grâce! Jamais! Il est des fiertés dont on ne peut se défaire, quand bien même cela semblerait préférable.

Raidie dans son maigre amour-propre, oublieuse de la situation et recherchant, d’instinct, les lambeaux d’une éducation corsetée si efficace pour nous dire quoi faire… la jeune femme s’assit, droite, sur le tabouret bancal, croisant les chevilles par réflexe, les décroisant par prise de conscience. Elle n’était pas dans un salon d’hôtes, quoi que la différence de rang puisse se faire sentir de pareille manière. Elle n’était plus Manon, et les habitudes d’autrefois étaient à proscrire, sous peine… sous peine de voir se briser tout ce qui fut si difficile à construire. Et là où elle se serait tue, prisonnière… Jacques avait le droit -le devoir!- d’être libre. De remettre ainsi le masque, par force, alors qu’on se croyait enfin libre de l’abandonner un peu… Ça vous avait ce petit goût aigre des souffrances familières. Quelque chose de bilieux, qu’on ravale par réflexe, mais qui empoisonne lentement.

Jacques congédia ses fantômes d’un hochement de tête, d’un frisson. A l’invitation de son capitaine, il chercha des verres, point trop sales… ou même sales… et fut désemparé en constatant leur absence. La bouteille aux émanations de cidre doux représentait une agréable invite mais… qu’était-il sensé en faire, s’il ne pouvait point servir? On ne boit pas au goulot dans la cabine d’un officier. Alors quoi? Engluée dans ses doutes et ses relents d’éducations, il ne vit pas immédiatement que Nogaret le fixait, ayant pris sa place et trônant enfin comme il se devait, un peu plus écrasant, un peu plus lointain… un peu plus glacial. Et il y avait quelque chose d’effrayant dans ce juge incongru, dans cet hôte qui n’avait pas grand chose d’un maître de maison, sinon l’assurance conquérante et l’autorité tranquille.
Il posa tranquillement une paume de propriétaire sur une illustration de femme, et l’enfant ne pu s’empêcher de suivre le geste des yeux… puis de détourner précipitamment le regard. Ce n’était pas là un livre… un livre comme les siens. Et devant l’image de femme offerte, elle n’avait pu s’empêcher de rougir, Manon… de honte et de frayeur, un peu.


- J’aurais quelques doutes à dissiper, sur ton compte. Ce que tu m'as dit, il n’y a qu’un instant encore …


Comment? Un instant désemparée, elle le fixa sans comprendre, l’écoutant parler sans réellement deviner ce qu’il lui demandait d’offrir. Mais il continuait, suintant de complaisance dure... ici, il y a des poignards dans les sourires des hommes. Elle serra les dents à la mention du parler hasardeux des siens: ainsi, ils étaient de trop basse extraction pour qu’un seigneur les entende sans apprentissage? Quelle était cette hargne dans sa voix? Lui en coûtait-il tellement de se retrouver au milieu de ceux qui n’avaient pas eu la chance de naître dans la dentelle? Son mépris était glacé, douloureux. Le peu de considération qu’il offrait à ceux qui n’avaient ni guide ni espoir… et qui luttaient pour vivre. Enfants de rien dont il ne semblait pas voir le courage.
Sans comprendre à quel point elle faisait fausse route -comment aurait-elle pu?- Manon lui lança un regard désapprobateur d’entre ses boucles détrempées. L’avait-il vu seulement? Elle l’ignorait.

- Et toi tu ne la parles pas. Et j’aimerais donc savoir ce que tu fais ici. Ce que tu as quitté pour être des nôtres.

Une phrase innocente, un ordre donné avec une assurance implacable. Mais quand les orbes métalliques revinrent sur elle, la proie était prête. Elle soutint son regard avec le calme doux des enfants ou des poètes, des gens qui se savent perdus ou bien qui s’en moquent. Ses mains trop abîmés et trop fragiles se croisèrent tranquillement sur la table tandis qu’elle revenait, à regret, aux vieux calculs et aux vieilles faussetés. La lueur s’était éteinte et l’oiseau enfuit: ne restaient que les vieilles plumes abandonnées derrière soit, en pâture aux loups puisqu’on pouvait se permettre de les abandonner. Puisqu’elles n’avaient aucune importance. Le soleil était à nous, nos rêves et notre doux secret ne se révèlerait point. Cacher dedans soi les frissons d’une féminité dormante, que nul n’effleurerait jamais…

- Ainsi, Monsieur, vous m’ordonnez de dévoiler un passé soigneusement enfoui? Je crains que vous ne soyez déçu, il n’y a pas grand chose à dire.

Pas grand chose en effet qui puisse impunément se révéler. N’être point de ceux qu’on ramasse, finalement, ce n’était pas grand chose… Une presque-vérité simple, trop simple pour être remise en question. Parler sans rien dire, que ce qui ne compte pas. C’est facile, de sortir un discours insipide et dénué de sens… C’est facile, de donner une histoire si banale qu’elle ne pourrait paraître que vraie. Un sursaut d’honnêteté la retient. Comme un désir de ne pas entacher davantage le peu qui reste… Et puis s’emporter, un peu, s’oublier… Parce que malgré tout… même si l’on voudrait qu’il n’en fut rien… ça compte, un peu.
Parce qu’on n’oublie pas si facilement.

- J’ai tout simplement trop rêvé, je présume. Et ma foi, si j’ai quitté quelque chose… Rien de plus qu’une prison, une entrave. Alors oui, j’ai abandonné quelques privilèges, mais… A tout prendre, qu’est-ce, sinon un lien de plus? Je suis parti, bien sûr que je suis parti. Ce n’est pas très original, cependant -et votre nom laisse à penser que vous en avez fait autant. Ce que j’ai quitté? Mais tout, bien sûr! Peut-on laisser derrière soi moins que cela? Si on ne laisse pas tout, est-ce vraiment un départ?

Les prémices d’un sourire qui ne s’adressait à personne vinrent un instant ourler ses lèvres d’un reflet rêveur… qu’elle chassa à la souvenance des traits railleurs et de son rictus à lui. Son sourire ne recevrait pas de réponse: autant le garder pour elle.
Elle releva les yeux vers lui, franche, innocente… un peu trop.

- Malgré tout j’aime à croire que j’ai gagné plus encore qu’un nom ou qu’une situation.

L’aurore qui se lève dans ses yeux, saura-tu la voir?
Les oiseaux se cachent pour mourir, et nul ne piétine leur abri sans risque de voir s’envoler l’essence même de ce qu’ils cherchaient à saisir et à posséder.



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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyMar 2 Nov - 1:24

    Il y eut un silence, un instant où, aux souffles suspendus, on n’entendit plus que le chuintement des pluies et la rumeur du dehors. Cela commençait à s’agiter sur le pont – fracas des pas malhabiles, bruit d’une chute contre le bois glissant et au loin, porté par les vents naissants, l’accent rude du Khazi qui pestait contre le monde … Le navire vivait, sans eux, et ils demeuraient comme deux ombres ou deux fantômes, à se regarder dans le blanc des yeux : Vanité ! Louis de Nogaret sentit alors que ses inquiétudes avaient quelque chose de ridicule. Il s’arracha à ces yeux qui brillaient en leur sourire, et jeta un regard à la porte maintenant close. Il brûlait à présent d’en revenir à son vrai rôle, d’aller reprendre la barre, remerciant son second et puis … Jouer sa grande mascarade, à ses propres yeux – parce que c’était cela qui comptait, et rien d'autre. Voir l’Amphitrite vivre sans son capitaine lui était douloureux. Il y avait quelque chose de l’angoisse dans sa façon d’aimer son navire, et il surveillait sa nymphe avec l’œil inquiet du souteneur : payée avec l’argent des crimes et des larcins, l’Amphitrite voguait comme femme entretenue par le vice, et comme elle, on craignait sa perte dès lors qu’elle échappait aux regards. Souvent femme varie et bien fol … Oubliant tout à fait cette proie fragile et charmante, qu’il avait voulue enfermer comme soudain caprice, fruit d'ennui, il fut prêt à se lever, pour reprendre affaires plus sérieuses. Peut-être même esquissa-t-il un geste, prompt à l’acte bien plus qu’à la réflexion, mais … L’enfant parla, et ce fut un autre homme qui voulut bien l’entendre.

    C’était une mélodie étrange, pleine de mots qui eussent dû lui être familiers et qui sonnaient pourtant comme une langue étrangère. C’était donc vrai : il avait devant lui un enfant des grands mondes, quelqu’un qui avait possédé terres, argents et richesses, quelqu'un qui n’avait point eu à se battre pour glaner son pécule, pour gagner son pain. Quelqu’un qui avait délibérément choisi de quitter ce pour quoi il avait vécu. Nogaret fronça les sourcils, soucieux. Tandis que le gamin parlait, il se leva même avec grand bruit, sans discrétion ni grâce. Fouilla dans un petit coffre, en sortit deux verres clairs qu’il posa sur la table, sans dire un mot d’abord. Et il était difficile de savoir si c’était là le geste d’un hôte ou celui d’un domestique. Puis il s’assit de nouveau, avec l’assurance de celui qui a le droit et les convenances pour lui, mais dans son regard, l'abime s'était creusé. Il voulut se rendre plus âpre encore, entendant privilèges et rêves d’enfant, mais … A une image qu’il trouvait plaisant d’avilir, se succéda une histoire qu’il comprenait mal - ce n'était point la même chose ...

    - Je suis parti, bien sûr que je suis parti. Ce n’est pas très original, cependant - et votre nom laisse à penser que vous en avez fait autant.

    Et là, étrangement, ce fut lui qui sourit. Mais était-ce encore une moquerie douloureuse et froide … ? Il y avait aussi, dans ce sourire, qui s'apparaissait à peine, de cette mélancolie que l’on ne destine qu’à soi et que l’on dérobe aux autres. Comme un retour, à peine accepté, vers ce qui fut autrefois, ce qui a été oublié. Il eut l’impression, Nogaret qu’il n’y avait point de mensonge dans cette naïve et bête confidence. Et ce n’était que face aux idiots que l’on pouvait être un peu sincère. Alors oui, il sourit, saisissant la bouteille et versant un peu de cidre éventé dans les deux verres. Et il lâcha, dans un ricanement, sans savoir s'il s'adressait à lui-même ou au jeune garçon assis en face :

    - Si tu savais !

    C’était ambigu, et cela pouvait tout dire. Cependant, devant son idéalisme aveugle, la petite crainte douce et rance qui se cachait derrière ses boucles, Nogaret eut envie d’en conter davantage. C’était risqué, mais c'était aussi jouir un peu plus d’une mythologie en petits faits vrais, qui lui permettait de cracher souterrainement rage et blessures – un de ces jeux dangereux dont vous vous faites une honte et qui vous sont devenus nécessaires.

    - Un nom ... Mais qu’est-ce que cela signifie, un nom ? On peut en arborer un, en tout bien tout honneur et n’avoir rien eu à quitter.

    Il posa la bouteille, trop prêt sans doute du rebord de la table, mais ses idées étaient ailleurs.

    - Je ne t’ai cependant pas posé la question par pure et simple inquisition. Si j’ai toujours préféré les gens qui n’avaient rien à perdre, c’était que je pouvais bien plus m’assurer de leur loyauté. Si leur vie dépend de notre réussite, sans sécurité ni avenir en dehors … N’attacheront-ils pas leur intérêt à celui de l’équipage, leur sort à celui du navire ? Tu ne me sembles pas menteur, mais qu’espères-tu gagner de plus que ce que tu as quitté ... !

    Mais tandis qu’il parlait, on entendit un craquement de mauvais augure. Nogaret se leva d’un bond, courut à la porte, l’ouvrit en fracas. Il s’entretint avec les hommes qui courraient ça et là, cria quelques ordres, dans cette langue plus sèche et plus directe qui était celle des matelots. Et puis il revint, à grandes enjambées, rebaptisé déjà par les pluies généreuses. Et dans le chant plaintif du navire, alors que la porte entrouverte grinçait, poussée par le vent, ce fut avec ce drôle de sourire, comme une ironie bizarre et triste, qu’il reprit :

    - Suis-je donc si mauvais hôte ? Mais va si tu le désires. Tu es libre.

    Un bruit sourd puis un cri retentirent au dehors – suivit le ricanement béat du Corbeau. C’était comme si le monde les avait rattrapés.
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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyDim 14 Aoû - 22:53

Dans les yeux gris-de-triste, c'était un sourire en éclats de verre, un sourire non-sens qui se dessinait, reflet de lèvres d'homme usé. Il n'y avait point là matière à être amer, pourtant, et c'est une totale incompréhension qui fit se trémousser l'enfant sur sa chaise, quand elle vit Nogaret se lever et servir, sans un mot, deux verres d'un alcool clair et sucré, dans un geste qui semblait plein de sollicitude… Pourtant la sollicitude semblait étrangère à cette homme, qui se plaisait à capturer les oiseaux des grands rivages lorsque l'ennui le saisissait. Le visage surpris pointa d'entre les boucles blondes que l'humidité hérissait, et une main hésitante s'empara du verre: quand le vin est tiré, dit-on…
Jacques aurait plastronné, Manon… Manon s'humecta les lèvres doucement, avec une réserve étrangère aux hommes des mers, soucieuse plus que de raison de ne point s'enivrer. Une méfiance instinctive lui soufflait de garder toute sa prudence érigée en rempart en présence de cet homme, ce que l'habileté et le rang de son hôte ne lui permettait pas toujours… et ce que son naturel aimable et confiant lui rendait difficile.
Et alors qu'elle buvait, étudiant son hôte de ses yeux d'horizon, surgit un éclat d'amertume inattendu.

- Si tu savais!

L'enfant cilla, surprise, brisant d'un battement de paupière le masque de réserve qu'elle venait à peine de construire -douce jeunesse qui ne sait encore efficacement se réfugier derrière un sourire creux.

- Un nom ... Mais qu’est-ce que cela signifie, un nom ? On peut en arborer un, en tout bien tout honneur et n’avoir rien eu à quitter.

Manon hocha la tête, entortillée encore dans son silence de réserve, mais pour une fois -la première!- en accord avec cet étrange spectre qui s'était penchée sur elle. Elle sentait, sans trop y croire, qu'il y avait là chez lui une forme d'épanchement… mais elle ne comprenait pas. Demande-t-on à un moineau de saisir les motivations des rapaces? Alors elle hochait la tête, lèvres closes et regard lointain, tentant de saisir ce qui lui échappait… sans succès.

- Je ne t’ai cependant pas posé la question par pure et simple inquisition. Si j’ai toujours préféré les gens qui n’avaient rien à perdre, c’était que je pouvais bien plus m’assurer de leur loyauté. Si leur vie dépend de notre réussite, sans sécurité ni avenir en dehors … N’attacheront-ils pas leur intérêt à celui de l’équipage, leur sort à celui du navire ? Tu ne me sembles pas menteur, mais qu’espères-tu gagner de plus que ce que tu as quitté ... !

Froissement d'orgueil. Les prunelles de nuages s'assombrirent un peu. Comment! On remettait en cause…
Le petit oiseau releva le bec, plumes toutes gonflées de fierté malmenée. Il est des choses dont on ne rie ni ne doute!

- Monsieur, je ne suis pas un homme… bien redoutable, et vous avez peu à craindre de moi. Cependant, pour peu que ma parole est une valeur -et puisque vous affirmez me penser honnête, je puis vous assurer que ma loyauté est entièrement acquise à l'Amphitrite et ses hommes. Si cela peut vous rassurer, je n'ai plus qu'eux. Si vous craigniez quelque… mutinerie de ma part…

Jacques renifla, indigné. Se mutiner, lui! La simple idée lui hérissait les plumes.
S'il était blessé par la sinistre insinuation, cela expliquait cependant les loisirs étranges du capitaine.
Mais avant qu'il ait pu davantage se défendre contre ce soupçon qui lui semblait bien odieux, Nogaret se leva d'un bond, surgissant comme un diable de sa cabine… alors que l'enfant se jetait en avant rattraper du bout des doigt la bouteille de cidre, que tant d'agitation et un roulis trompeur avaient fait choir. Il la redressa, héroïque, sauvant la majorité du précieux liquide, et se retrouva debout, la bouteille dans ses mains poisseuses et tremblantes, le cœur battant la chamade comme celui d'un enfant pris en faute quand le capitaine revint. Avec une certaine culpabilité, Manon constata qu'elle n'avait rien suivi de ce qui avait pu se passer, tout entière dévouée au sort de la bouteille -rendez-vous compte si elle s'était brisée!-, mais l'expression du capitaine ne reflétant point l'affolement, le jeune mousse se tranquillisa. Rien de grave.

L'ondée laissait aussi dans le sillage de Nogaret une trainée luisante et froide, un second manteau froid, plaquant ses cheveux sur son crâne, et coulant le long de l'étrange rictus aigre qui lui barrait la face.

- Suis-je donc si mauvais hôte ? Mais va si tu le désires. Tu es libre.

A tire d'aile, elle eut voulut s'envoler. Mais ce qu'elle reconnaissait, dans son éducation-corset, comme un congé sans ambiguïté, revêtait ici une toute autre saveur… Une amertume étrange, et elle eut soudain l'impression étrange et stupide d'être soudain métamorphosée de petit oiseau en cage en geôlier saugrenu. Ce n'était point là un ordre, mais une offre, et après un regard pour la pluie au dehors étalant ses immenses trainées, l'enfant offrit à son capitaine un sourire-soleil, un peu ironique.

- L'eau chante faux en ce moment, et si vous le permettez, elle se passera de mon public quelques instants encore.

Elle reposa doucement le cidre sur la table -loin du bord!- et tendit le verre plein à son capitaine. L'alcool réchauffe, dit-on.

- Vous n'êtes pas mauvais hôte, loin de moi cette idée.

Pieu mensonge.
Manon disciplina son regard en fuite, leva les yeux et fronça les sourcils, presque sévère en détaillant de pied en cap le noble détrempé. Assise sur le bout de son siège, tendu à l'extrême comme s'il s'apprêtait à tout moment à fuir et s'envoler, l'enfant-songe ramassa, bris par bris, soigneusement, tous les éclats de son courage émietté. Sans se démonter en sentant la rougeur lui monter aux joues devant sa propre audace, elle lança:

- Je ne voudrais surtout pas vous fâcher, Monsieur, mais avec le manteau trempé, vous allez attraper froid.

L'enfant congédia le monde d'une pichenette sur le nez, dans un petit éclat d'audace qu'elle s'était pourtant promis de réfréner au mieux. Toute auréolée de bonnes intentions désuètes et ridicules, la proie qui voulait fuir avait pris en pitié son bourreau.
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MessageSujet: Re: Nihil morari [PV]   Nihil morari [PV] EmptyVen 26 Aoû - 17:45


C’est bête, un enfant. C’est plein de rêveries banales et bizarres, de principes d’honneur et de fierté mal placée. D’un coup d’œil, Nogaret comprit que ce n’était pas par ce biais-là qu’il l’allait prendre, son oiseau. Il nota la protestation de loyauté, l’air indigné, le consigna dans un coin de son esprit aride et dur … Ca ne l’émut pas davantage. C’était bête et pratique – rien de plus. Un regard noir lui échappa, cependant, car le mot craindre sonnait trop à ses oreilles. Il n’était point un homme de peur – il faisait sa vie, avec le peu de précautions qu’on lui avait appris, et baste ! Se leva sans rien dire, vaqua à ses occupations.

Il y eut cet intermède d’eau, de rien, d’autre chose, où il fit ce qu’il avait l’habitude de faire, posant son autorité sur les hommes et les pluies, aboyant quelques phrases dictées par les nécessités. Les choses concrètes étaient simples : point d’illusion à parfaire, point de complications à comprendre. Quand il retourna dans la cabine, à peine plus chaude que le dehors, trempé et – avouons-le – un peu transi, il se sentit de mauvaise humeur. Il regarda Jacques, debout, la bouteille à la main, ses grands yeux posés sur lui. Il eût voulu l’accuser, chercher son trouble, pour rire, mais cela faisait longtemps que ce jeu dérisoire ne l’amusait plus. Les plaisirs lui étaient simples et la minutie des âmes bourgeoises le fatiguait. Il saisit d’un geste vif le verre qu’on lui tendait, avec la violence du chien qui attrape son morceau de viande au vol, avec l’œil de la bête ombrageuse dont on ne s’approche pas. C’était là l’autre visage d'un capitaine qui, maussade, laissant derrière lui de longues traînées de pluie, les mains roides, avait tout de l’homme déchu. La proposition naïve de l’enfant fut le mot de trop. Cela ricocha contre son cœur dur, et Nogaret éclata de rire – d’un rire rauque et méchant.

- C’est bon pour les gens comme toi de craindre le froid.

Il se tourna vers lui et ses yeux clairs le fouaillèrent du regard, avec colère et presque avec mépris.

- Frêle comme une fille, naïf comme un enfant. À croire que ces semaines en mer ne t’ont rien appris. Tu me parles d’illusions – c’est bon pour les romans qu’on fait lire aux femmes, ces idées-là.

Si Nogaret n’avait point haussé la voix, chacun de ses mots semblait avoir été charrié par les eaux et brisé contre un esquif ; chaque mot semblait avoir été déformé, défiguré comme ces objets des hommes qui ont passé trop de temps en mer et que le flot charrie parfois. Dans son accent, c’était quelque chose de perverti et d’usé – ruine ou pourriture.

- Il n’est point de bonnes intentions sur un navire, il n’y a que des intérêts qui s’accordent ensemble. Chacun à sa place, pris pour ce qu’il sait faire …

Mais un coup de relis fit vaciller la bougie et quelques uns de ses effets tombèrent, dans le fond de la cabine – la lourde boîte remplie des mèches et quolifichets des conquêtes qui chut dans un bruit sourd, un ou deux livres gondolés par l’humidité de l’air … D’un geste, il rattrapa la bougie et la tendit à Jacques – Tiens donc ça. – puis il se leva, comme un fantôme, remit lentement ces objets à leur place. Lui tournant le dos, il reprit :

- Cependant, je n'ai jamais menacé les lubies de mes matelots tant que le navire et moi-même y trouvions un intérêt. Continue à travailler dur, montre-moi que tu n’as rien à perdre comme tu me l'assures avec naïveté. Le temps nous dira le reste.

Il y eut un bref silence. Quand il reprit, une lueur terrible passa dans ses yeux - regard de fauve en cage :

- Mais si un jour, en vertu d’un de ces bien nommés principes, d’un de ces idéaux d’enfant, tu contestes un ordre, tu sais ce qu’il s’en suivra.

Il revint alors vers la table, lui saisit la bougie des mains – léger tremblement quand un peu de cire chaude lui coula sur la main. Et il avait repris ses manières presque douces quand il se rassit, croisa lentement les mains et conclut, d'un air d'autorité affable :

- C’est tout ce que j’avais à vous dire.

Et les rafales de pluie s’étaient tues, comme pour ponctuer la chose.
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