La Jacressarde, avant d'être auberge des nécessiteux, logement d'infortune ou comptoir des larcins, la Jacressarde est avant tout une vaste et grise cour à ciel ouvert. Sous des paravents - tuiles et pierres entassées là selon un fragile et inquiétant équilibre - et des cahuttes de fortune se terrent les laissés pour compte, venant écorcher leurs pieds nus aux pavés irréguliers d'la Pierreuse. On l'appelle comme ça, cette cour où s'entassent les vies sans but, les existences vagues et les destins brisés. Parce que les pierres roulent et vagabondent, que les pavés sont défigurés par le temps et les incidents ... Et parce que les pierreuses aux jupons troussés viennent se trouver là, en certaines nuits du mois, quand l'argent fait défaut. A la Pierreuse, on hurle, on crache, on piaille plutôt qu'on ne parle. Mais on vit aussi, un peu. Avec les étoiles pour seul public.

Si vous louez une chambre à la Jacressarde, c'est que vous avez quelque chose à vous reprocher, ou que vous ne pouvez aller nulle part ailleurs. Mais montez donc, puisque vous le voulez, jusque dans ces combles rongés par l'humidité ... L'escalier attaqué par la vermine, dont la rampe passe, de plus en plus, en bois de chauffage pour les chambres transies, semble prêt à céder sous votre poids. Le couloir, baignant dans l'ombre avec ses fenêtres condamnées à la va-vite, semble de ces lieux que l'on craindrait d'éclairer, de peur de ce que l'on peut y trouver. Et puis là est une porte, et vous tenez une clé rouillée. Vous entrez ... Au fond de la pièce, un foyer noirci, une paillasse inconfortable - peut-être aurez-vous la chance d'y trouver une chaise ou une table branlante ? Et qui sait ? Sous les lambeaux de tapisserie, parviendrez-vous peut-être à déchiffrer quelque hiéroglyphe, trace d'un ancien locataire maintenant disparu, porté par les vents. Vous les lirez peut-être, ces pauvres signes arrachés au temps, sans savoir même où ils pourraient vous conduire ... A cette pensée, vous vous éloignez. La triste histoire de la Jacressarde semble inscrite en ses murs. Et sous le sol qui craque à chacun de vos pas, vous vous terrerez, avec pour seule chaleur, le maigre sourire de votre hôte.

Vestige des faillites, meubles en dépôt, dernier recours des endettements : c'est là le premier visage de cette boutique clandestine qui fait marché de misère. Vieilleries et antiquailles s'entassent à même le sol - cela fait bien longtemps déjà que l'on a dérobé les étagères, consommées en bois de chauffage, ou éléments des abris de fortune de la cour ... Choses cassées, étrangetés qui se brisent, voilà le triste commerce de la Jacressarde. A l'arrivée de l'hiver, cependant, l'on commence à sourire, car les brigands regagnent parfois la côte, pour assurer leurs revenes, glaner quelques menus objets, simples bagatelles pour les gens de terre et luxes attendus des insulaires ... Et sous le comptoir de bois fatigué se négocient peut-être, entre l'air gouailleur d'un client de passage et le regard dur de la tenancières, quelques butins disparus ...

Autour de la maison au grand puit, autour de la maison brûlée s'étendent encore de minces cours d'eau, presque taris. C'est là la raison de ce chemin boueux d'avoir été trop foulée, détrempé par les maigres ruisseaux et la pluie abondante ... Il fut un temps pourtant où coulaient de claires fontaines tout autour des petites maisons, on régulait leur flot par de petites écluses peintes en rouge ... C'est du moins ce que murmurent encore les vieilles quand les jeune gens raillent la rue Rouge-Fontaine, devenue endroit de guet-apens et véritable coin à coupe-gorge. Maintenant, les maisons semblent bien vieilles et pourrissent sous le souffle moqueur de l'air marin. Elles qui semblaient se murmurer de doux secrets à l'oreille, penchant les unes vers les autres, en bonnes bâtisses médiévales, ont l'air à présent de fomenter quelque noir complot. Errez dans cette rue étroite, si vous l'osez. Mais prenez garde ! La Ruelle des Rouge-Fontaines n'a point sans doute conservé son nom en vain.