Il y en a, des hommes, qui manœuvrent sur le large pont glissant … Les mousses eux-mêmes y sont un peu plus vieux qu’ailleurs, et – ce n’est pas tant leur apparence que leur regard - semblent sortir de quelque vieil enfer dont on aurait ouvert les portes. Le navire niche en ses interstices pourritures et ressentiments, comme une secrète blessure … Mais il vogue cependant. On le sent fatigué, le Bloody Revenge, mais il est solide – et de nouvelles pièces de charpente apparaissent plus claires dans la vieille mâture éprouvée par les ans … Vous engagerez-vous, vous qui semblez plus égarés que tout autre … ?

Vaste lieu de mystère, que cet endroit clos sur le monde ... Alkemade y reçoit les ambitieux et y terre sa mélancolie, il y entretient sa légende, et il y tue l'homme, chaque soir, à petits feux. C'est un lieu qu'on aperçoit à peine à la lueur des chandelles, et il a quelques fois l'air d'un paradis perdu. Des coffres amoncelés et quelques secrets en partage dans l'ombre chaude de la cabine ... Et puis ... Que pourrait-on savoir de plus ? Quelques superstitieux ont murmuré qu’une dame toute de songe s’arrête parfois, sur les lattes branlantes de bois pourri, vaporeuse étoile dans l’haleine fétide des fonds de cale ... Qu'elle tourne, hagarde, sur le pont, devant cette porte à jamais close, pour disparaître dès que les vents tournent. Cette rumeur a fait le tour du navire, où l'on en rit mais point trop fort, de peur d'attiser la colère d'une vierge morte ou d'une âme en peine ... Mais le conte est arrivé aux oreilles d'Alkemade, qui a promis d'occire le premier osant devant lui en faire mention.

Et puis l’on plonge dans les profondeurs du navire … Sombrant lentement dans le sommeil, les matelots dont c’est l’heure de repos semblent pâles à mourir, dans la lueur maladive des torches rares. Les éveillés se parlent à peine, et c’est bien plus le gémissement du bois et du métal, la complainte des vents, le halètement des bestiaux dans les cales plutôt que les chants des marins que l’on entend, dans les flancs du navire. Ceux que le capitaine a engagé vivent d’ambition, de vengeance rongée, de patience douloureuse … Mais ce n’est plus vivre, peut-être. Et le murmure des êtres qui s’égarent a remplacé le vacarme des vies que l’on joue sur un coup de dé.

Tout pourrit, en ce monde, mais le Bloody Revenge semble avoir quelque chose dans son air qui semble hâter la marche du temps ... L’eau y tourne vite, les fruits s'y flétrissent comme rien et, dans l’odeur fauve des bêtes que l’on accumule, dans la chaleur étouffante des Tropiques, il y a quelque chose qui vous murmure peut-être qu’un navire bâti sur les hantises, ce n’est plus qu’un navire qui se meurt. Un mauvais plaisantin a abandonné là un crâne, blanc et bête qui, posé sur un cageot de fruits, semble vous défier de le regarder en face. Mais cela ne fait plus peur à personne, et même vous, vous descendez ... Cependant, il y a bien un murmure, une odeur, quelque chose qui vous dit qu'ici plus qu'ailleurs encore, vous n'avez pas votre place. Les bêtes elles-mêmes le sentent, cela se sent dans leurs beuglements pathétiques, dans leur regard aveugle ... Mais vous saisissez une pomme dans le cageot qui se présente, évitant les orbites vides de ce masque blanc … Et vous regagnez le monde d’en haut, où l’on vivote encore.