Ma chère Lou, ce qui va suivre sera le plus difficile à lire. Assied-toi donc dans cette charmante causeuse que mère t'avait achetée, près de la fenêtre, au soleil, et détend-toi. Je t'en conjure, ne brûle pas cette lettre avant de l'avoir lue jusqu'au bout.

J'étais donc devenu esclave, enfin ce qui s'en rapprochait. Il serait plus exact de dire que j'étais la bête domestique du navire. La bête, parce que je me démenais comme un diable et que je faisais tout pour m'enfuir, à chaque escale. Domestique, parce que jamais aucun servant ne fut plus humilié que moi. J'étais leur bonne, leur chien. Ils me faisaient nettoyer le pont, ramasser les ordures, vider leurs commodités, préparer les repas, cirer leurs bottes puantes, laver leur linge infect! Souvent je me prenais à penser que j'étais devenu cette Cendrillon dont mère te contait les malheurs autrefois. Seulement moi, j'avais droit en plus aux injures, aux coups et aux mauvais traitements. Il y avait toujours un homme à côté de moi à la canbuse pour vérifier que je n'empoisonne pas le repas ou que je n'en chaparde pas une miette. De la qualité de leur repas dépendait la quantité du mien ; s'ils estimaient avoir bien mangé, j'avais droit à mon morceau de pain rassi quotidien et je pouvais en plus ramasser les plats - du moins ce qu'ils en laissaient. En revanche, s'ils étaient mécontents, je n'avais droit qu'à la moitié du pain et ils jetaient les restes par dessus bord. Autant te dire qu'en une semaine à peine, j'ai fait des progrès remarquables dans l'art culinaire. Ce qui ne m'a pas empêché de devoir survivre la plupart du temps avec un quignon de pain par jour! Je n'étais déjà pas épais : je suis devenu squelettique.

Je commençais à croire que cet enfer allait durer jusqu'à ce que je périsse de faim, quand la Providence m'est venu en aide. Il y avait à bord une brute plus brutale que les autres, un grand hispanique barbu nommé Santios. Il devait bien mesurer plus de deux mètres et sa force était colossale. Un jour, je l'ai vu soulever un mat de misaine à lui seul! Il était second du navire, et son équipage le détestait. Il avait une grande gueule, mais au fond ne valait pas grand chose. Le capitaine le gardait parce qu'il savait faire obéir les hommes et parce que son tour de bras était un argument de poids lors d'un abordage. Mais humainement, ce type était une ordure. Et comme c'était dans sa nature, il me détestait plus que les autres. Il prenait son pied à me battre comme son chien puis allait se finir dans la soute. Les autres riaient, pour la forme. Mais je crois que même certains d'entre eux finirent par estimer que je ne méritais pas mon sort. Jusqu'au jour où le chien battu a montré les crocs.

Je me souviendrai éternellement de ce jour. Celui où j'ai gagné ma place, en tant qu'homme et en tant que pirate. Ce purgatoire durait depuis trois mois, et je venais d'avoir 16 ans. Je venais de nettoyer la canbuse et avait versé les ordures dans un seau pour ensuite les jeter par dessus-bord. Pour accéder au pont, il fallait franchir un petit escalier venant des cales. Santios m'attendait à la sortie, et avant que je pose le pied sur la dernière marche, il tendit sa botte et crocheta violament mes jarrets. Avec une plainte de douleur, j'ai repris l'escalier en sens inverse, cette fois en dégringolant avec fracas et bleus. Tout se fracassait dans ma tête. Je hurlais plus dedans que dehors. Puis j'ai senti quelque chose de lourd et visqueux couler le long de mon cou et de mon visage. J'ai levé les yeux, et avec répulsion, j'ai compris que Santios venait de verser mon seau d'ordure sur ma tête. Les autres hommes s'esclaffaient à grand bruit. Lou, ne me méjuge pas. Mais quand j'ai vu au-dessus de moi ce facies de brute hilare, avec le seau infâme à la main, j'ai oublié ma taille, mes membres de squelette, les bras du colosse et les vingt brigands qui nous regardaient. A la place de l'habituelle humiliation, j'ai senti un feu dévorant me parcourir la peau. Une force démesurée a empli mes muscles. Toute la rage accumulées durant ces mois de supplice en mer est remontée d'un seul coup et a éclaté au beau milieu de ma raison. Je n'ai plus eu en tête qu'une seule pensée, qu'une unique obsession : le tuer! J'ai bondu hors de l'escalier et me suis précipité sur lui en hurlant. Il me regarda avec consternation, ne s'attendant pas à une telle réaction de la part de celui qui autrefois se trainait devant lui comme un vers. Je l'ai fait basculé, nous avons roulé à terre. Je serrais sa gorge grasse de toute mes forces. Il semblait ne pas même le sentir. Avec un rictus méprisant, il a empoigné ma chemise et m'a arraché de lui comme on se débarrasse d'une tique. J'ai tenu bon, mais je me suis retrouvé sous lui. il m'a toisé avec mépris et m'a soufflé de son haleine puante :

"Quand le rat attrape la rage, il faut lui briser le crâne! "

Il a soulevé son énorme poing pour l'abattre sur ma tête. Mes os ne résisteraient même pas deux secondes. Mais ce faisant, pendant un court instant, il dégageait son flanc droit, avec sa ceinture... et son couteau! Tout est allé très vite. Dans un éclair de lucidité, j'ai empoigné le manche du poignard et l'ai dégagé de son fourreau. Le monstre m'a regardé sans comprendre. Alors, avant qu'il ne réagisse, j'ai levé le bras et j'ai enfoncé la lame tranchante dans son cou, juste en dessous de la pomme d'Adam. Un flot de sang a inondé mon visage pendant que je hurlais "Viva la muerte!" . C'était sa devise pour les mises à mort. Il est resté un instant ainsi, l'air stupide à me regarder de ses petits yeux porcins, puis enfin, un spasme parcouru son échine. Il s'effondra sur moi de tout son poids. Non sans pointer, dans un dernier sursaut de haine, ses ongles aiguisés dans ma direction. Sa main retomba directement dans mon oeil droit. La douleur fut un coup de tonnerre, il y eut un éclair, puis je ne vis plus rien.

Voilà l'histoire, ma chère Lou. Un homme du bord soigna mon oeil, pour y laisser une belle cicatrice, puisque la brute m'avait fait borgne. Impressionné par mon exploit, le capitaine décida de remplacer l'homme mort par l'homme vainqueur. Il me forma lui-même à mon nouveau métier de matelot. Je me découvris vite une passion pour cette vie au grand air, y compris, c'est étrange, à cette vie d'abordages, et quelques mois plus tard, je fus nommé second. J'étais devenu un boucanier hors pair, rapide, agile, rusé, capable de barrer un navire par toute tempête, menant un assaut contre toute nation! On m'appella "Le Borgne" et je devins aussi célèbre dans la piraterie que mon propre capitaine. J'avais toujours ce côté rêveur que tu connais, mais j'étais devenu dur, très dur, avec un moral inflexible, sans colère, mais intransigeant. Je ne demandais rien à personne, et on évitait de me chercher querelle. Les quelques fous qui ont essayé ne sont plus de ce monde. Je n'étais pas avide de trésors comme la plupart des hommes. Ce qui me plaisait dans tout ça, c'était simplement l'aventure. Mon coeur bat à se rompre à la vue du large. Ce caractère, je le garderai jusqu'à la fin. Il n'y a guère que pour les femmes qu'on me trouve particulier. Quand les autres vont voir les putes, moi je grave et je dessine. J'attend plus un amour de coeur, qu'une belle paire de jambes à renverser.

Physiquement aussi, j'ai beaucoup changé. Mes yeux ont gardé leur azur et à 17 ans, je mesure toujours mon mètre quatre-vingt. Mais le soleil a hâlé ma peau jusqu'à la rendre brune, et mes cheveux de blond sont presque passés à blanc. J'ai pris de la dureté. Mon visage a perdu les dernières rondeurs de l'enfance pour prendre les contours angulaires et virils d'un homme. Mes épaules se sont élargies, ainsi que mes bras. A présent, on y réfléchit à deux fois avant de me chercher noise. Mon visage est à moitié barré par le bandeau qui couvre mon oeil droit en permanence. J'ai l'air presque impressionant. J'aime plutot ça. Je suis devenu un vrai pirate.

Cela fait maintenant une semaine que j'ai quitté "L'écumeur". ce bateau ne me correspond plus. Je veux viser plus grand que ce petit ramasseur d'or facile. Il me faut un grand équipage désormais. Je suis à Tortuga pour trouver un nouveau capitaine. J'espère y parvenir dans les jours à suivre. Mon nom parlera pour moi.

Voilà, ma chère soeur, voilà, tu sais tout. Mon parcours doit te laisser surprise.. C'est normal, je ne réalise pas moi-même ce qui m'arrive. Une chose est certaine, je ne reviendrai pas. Ceci est donc une lettre d'adieu.

Ne me pleure ni ne me maudit, ma tendre Lou. J'ai choisi ma voie au milieu de centaines d'autres, et qu'elle passe par le sang, peu importe. S'il n'y avait point d'âme en ce monde pour oser faire le choix de vivre leur propre aventure, envers et contre toute raison, alors il ne nous serait plus permis d'exister.

Embrasse pour moi mes anciens amis, dis-leur mon histoire, mais garde cette lettre pour toi-même. Elle est le dernier témoignage de mon affection pour toi, ma chère soeur.

Adieu...

Ton frêre, Evan "Borgne" LeNoir