T'aurais pas une histoire à nous raconter ? Mon histoire... Cela fait longtemps que je n'y ai plus repensé. Les souvenirs douloureux, mieux vaut éviter qu'ils ne soient trop présents dans nos vies si l'on veut continuer à avancer... Alors je cache mon passé, à moi-même comme aux autres. Je mens. Ne plus y repenser, ne plus en reparler, faire comme s'il n'existait pas. Mais il existe, et il est là, à attendre le bon moment pour resurgir. Aujourd'hui cependant, je me sens prête à l'affronter de nouveau, petit à petit. Alors voilà mon histoire...
Je suis née dans un petit village en bord de méditerranée. J'étais le premier enfant de la famille. Mon père était ouvrier à la forge d'un village voisin. Il travaillait beaucoup mais gagnait peu. Ma mère était une très belle femme, désirée par tous les hommes et jalousée par toutes leur femmes. Je ne lui ai jamais connu aucune amie, mais l'ai plusieurs fois surprise avec un amant. Peu importe, ce n'était pas mes affaires. Ma mère était obsédée par notre pauvreté et ne cessait de pester contre ce monde et contre mon père qui ne lui donnaient pas , selon elle, tout ce qu'elle méritait. Aujourd'hui, je doute qu'elle n'ai jamais rien méritée de bien... Quoi qu'il en soit, le monde et mon père finirent par lui offrir ce qu'elle voulait à travers un enfant.
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C'est un soir d'hiver. Le vent hurle dehors, une femme hurle dedans. La petite fille s'inquiète. Sa maman ! Que font-ils à sa maman ? Elle a peur, elle se recroqueville dans un coin du salon mais n'arrive pas à chasser de sa tête les cris de douleurs qui s'échappent de la chambre. Combien de temps cela va-t-il encore durer ? Elle ne le supporte plus.
Soudain, les cris s'arrêtent. Elle n'entend plus que le bruit du vent frappant les carreaux. Puis un bruit de porte, c'est le médecin qui sort. Il est épuisé après cette intervention particulièrement longue et difficile. Il se traîne jusqu'à la sortie et s'en va, sans s'apercevoir de la présence de l'enfant.
Cette dernière sort de sa cachette et s'approche de la chambre à petit pas. Les cris semblent s'être définitivement éteints mais elle préfère être prudente. Elle entend des voies provenant de la chambre, ainsi qu'un étrange gargouillis. Elle s'approche encore jusqu'à être dans l'encadrement de la porte. C'est là qu'elle voit la chose.
Sa mère est allongée dans le lit, haletant et baignant dans sa sueur. Jamais l'enfant ne l'a vu dans un tel état. Son père se tient à ses coté, les yeux braqués sur sa poitrine. Et entre les deux, il y a la chose. C'est une chose blanche, une chose toute fripée et d'une pâleur cadavérique. Une enfant. Les parents pleurent à l'unisson sur ce petit corps. La mère berce le nouveau-né avec tendresse tandis que le père murmure des mots d'amour. Tous deux posent sur lui un regard d'admiration sans limite, un regard qu'il n'ont jamais posé sur leur premier enfant.
Cette même enfant qui contemple la scène sur le pas de la porte, et sens monter en elle une jalousie intense et destructrice. Elle aimerait pouvoir chasser la chose, la tuer pour prendre sa place et se blottir elle-même dans les bras de ses parents, sentir leurs parfums et goûter à leurs caresses. Elle aspire de toute son âme à cette tendresse à laquelle elle n'a jamais eu droit. Et, sur le pas de cette porte, elle maudit la chose du plus profond d'elle-même, espérant que cela suffira à tout faire rentrer de l'ordre.
Une voie brisée vient rompre la silence.
- Mon amour, regarde. Regarde-la. Le ciel nous a enfin exaucé. Cette enfant n'est-elle pas divine ? Elle est si belle, tellement gracieuse. Rose, ce sera notre petite Rose, aussi pure et délicate que la fleur. Une rose blanche. Tu m'entend petit bébé ? Tu es notre rêve et nous t'aimerons plus que n'importe qui au monde. Tu seras notre vie, notre joie. Rose ma chérie, nous aurions du t'avoir plus tôt mais le diable en a décidé autrement. Maintenant que tu es là, tu répareras ses erreurs et nous pourrons enfin vivre heureux. Rose. notre enfant unique, notre enfant adoré...
Et sur la pas de la porte, la jeune fille comprend. C'est elle l'erreur. Une erreur qui n'a commis comme faute que de ne pas être née aussi extraordinaire que le voulait ses parents. Aussi extraordinaire que sa sœur. Elle comprend que cette Rose est venu lui voler sa famille et sa vie. Alors elle pleure, elle pleure en silence pour que personne ne se rende compte qu'elle est là. Elle est invisible désormais. Doucement, elle se retire de la chambre, triste à en perdre la raison, emportant avec elle la vision d'une famille heureuse, une famille dont elle ne fait pas partie.
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Ma sœur était née.
Il s'est passé six ans avant que ma vie ne bascule de nouveau. Six ans pendant lesquels mes parents ne me parlèrent presque pas et pendant lesquels ma sœur fut le centre du monde, le centre de notre monde en tous cas. Je la haïssais de toute mon âme alors qu'elle se pavanait dans les rues du village, recevant de l'attention à ne plus pouvoir en supporter tandis que les regards se détournaient sur mon passage. Il faut savoir deux choses sur cette époque. Rose était un ange, d'une beauté inégalable et d'une grande grâce. Elle possédait une peau blanche comme neige, des yeux d'un bleu transparent et de longs cheveux de vielle dame. Sa différence faisait sa force et la splendeur de ses traits et de sa silhouette était admise de tous. Moi, j'étais laide. Simple dirait certains, ordinaire, quelconque. Mais comment paraître ordinaire à coté d'un tel diamant ? J'étais forte et peu harmonieuse en comparaison. Mes traits d'enfant n'avait pas la finesse qu'ils étaient censés avoir et je n'avais hérité d'aucun des atouts physiques de ma mère. Je crois que c'est ça qui l'a le plus énervé, ma mère. Que sa fille, sa première fille du moins, n'hérite pas de sa beauté, son bien le plus précieux, la seule chose qu'elle possédait vraiment et dont elle était fière . J'ai passé six ans dans cette atmosphère sans joie, avec comme seules amies ma peine et ma rancœur. Car de la rancœur, j'en avais à revendre.
Ce n'est pas tout à fait exact en réalité, car j'avais un ami. Il s'appelait Hugo. C'était un vieux marin. Je me souviens de sa moustache jaunie par trop de tabac et qui me chatouillait chaque fois qu'il m'embrassait. J'adorais ça. Et plus que tout au monde, j'adorais les longues journées en mer qu'il m'emmenait faire. Pendant ces journées, il m'apprenait le monde, les pays et les continents. Il m'apprenait le vent, comment le dompter, comment naviguer et ne faire qu'un avec lui. C'est pendant cette période et grâce à lui qu'est née ma passion pour cet élément farouche et délicat. Et c'était toujours avec un plaisir immense que j'écoutais le vieil homme me transmettre ses secrets d'ancien marin averti.
Il me racontait aussi des histoires, mais pas n'importes quelles histoires ! Des histoires de Pirates. Des histoires de sang, de meurtres et de trésors, des histoires de combat épiques, de mutineries et des marins de Tortuga. Ce que j'ignorais à l'époque, c'était la véracité de certaines de ces histoires. Tortuga n'était pour moi qu'un lieu imaginaire sorti de la tête du vieux pêcheur, et un moyen très efficace pour m'évader vers des temps plus beaux. J'apparentais les pirates aux princesses, comme quelque chose qui existe mais que l'on ne verra jamais. Et pourtant, ma route allait justement les croiser...
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C'est une belle journée de printemps. La jeune fille court dans les rues, le vent gonflant sa jupe et ses cheveux. Elle se sent libre. Elle doit retrouver son vieil ami sur le port alors elle accélère encore sa course. Soudain elle entend crier son prénom. Elle fait volte-face et voit sa petite sœur courir dans sa direction. Elle jure et sourie, c'est un juron de pirate que Hugo lui a appris. Que dirait ses parents s'ils l'entendaient jurer ainsi ? Elle reprend ses esprits et se remet à courir, mais elle change de cap et s'enfonce dans les ruelles tortueuse du vieux village. Il est hors de question que sa sœur s'immisce dans la relation qu'elle entretient avec Hugo. Jamais elle ne viendra en mer avec eux ! C'est pourquoi il faut qu'elle arrive à tous prix à la perde avant d'aller au port. Tout en courant, elle se demande quel chemin favoriserait son plan. Elle tourne à droite mais avant qu'elle n'ai pu s'enfoncer dans la rue, quelqu'un l'attrape à bras le corps et la plaque violemment contre un mur. Son agresseur est plus grand qu'elle et lui bloque la cage thoracique. Le soleil l'éblouie de tel sorte qu'elle ne peut pas voir son visage. Elle voudrait crier, se débattre, mais l'air lui manque. Elle commence à suffoquer. Elle baisse les yeux et voit sa sœur arriver en courant. Elle voudrait hurler, l'avertir du danger, lui crier de passer son chemin. Pour la première fois de sa vie, elle voudrait sauver cette sœur qu'elle exècre. Car au fond d'elle, la jeune fille sens que les hommes qui l'entourent ne les lâcheront pas de sitôt et que, si elles s'en sortent, ce ne sera pas sans douleurs et sacrifices. Elle se sait prise au piège mais il est trop tard. Un deuxième homme s'empare de la plus jeune et la plaque elle aussi contre le mur. Les deux sœurs suffoquent à l'unisson et c'est ensemble qu'elles sombrent dans l'inconscience.
Sur le port, des pirates se soulent. Ils fêtent leur prise du jour. En plus, la capture s'est déroulée sans trop d'imprévus, si ce n'est la deuxième enfant qu'ils ont attrapé avec. Peu importe, ils l'offriront en cadeau à leur commanditaire. Cette fois c'est sur, il vont devenir riches ! Vive le commerce !
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Lorsque je me suis réveillée, nous étions sur un bateau en route vers la Bretagne, enfermées dans une petite cellule spartiate , allongées à même le sol dans la paille souillée d'urine. Je ne sais pas combien de temps a duré la traversée mais je me souviens avoir vomi un nombre impressionnant de fois, autant à cause de l'odeur nauséabonde d'excréments chauds qui nous prenait la gorge qu'à cause de la pourriture des rares plats qu'ils nous servaient. Le voyage nous semblait interminable dans ses conditions extrêmes.
Nous avons accosté sur une plage privée en pleine nuit. Les pirates – j'avais finalement eu beaucoup moins de joie à les rencontrer que je me l'étais imaginé – nous ont conduis jusqu'à un manoir d'une élégance stupéfiante pour finalement nous jeter dans les sous-sols. Ma sœur ne tenait pas sur ces jambes et s'est faite porter. Mais moi, malgré la douleur cuisante de mes muscles endolories et ma lenteur exaspérante qui me valait des coups de fouet, je refusais obstinément de ployer devant ces forbans de misère. Je trainais ma fierté derrière moi, comme un boulet trop lourd mais dont on ne peut se séparer. J'avais laissé mes parents faire de moi une ombre, presque rien. Je ne laisserais pas ces hommes me briser jusqu'au bout. J'avais nourri bien trop de rancœur jusqu'alors pour cesser de me battre si vite.
Nous avons étés jetées sans ménagement dans une autre cellule. C'était une petite cellule en pierre avec une porte en bois massive. Une minuscule fenêtre permettait à l'air de se renouveler partiellement si bien que l'odeur était soutenable. Nous sommes restées seules un long moment. Ma sœur pleurait comme elle avait pleuré depuis le début du voyage, sans interruption et à gros sanglots. J'eus de la peine pour elle, elle était si jeune. J'eus envie de la serrer dans mes bras, de la bercer, de la réconforter comme le font les grandes sœurs. Mais quelque chose au fond de moi m'en empêchait. Je lui en voulait toujours d'être née, de m'avoir voler mes parents. Car j'étais encore convaincu qu'ils auraient fini par m'aimer si elle n'était pas née. Mais elle est née, et la jalousie s'est installée pour s'emparer de mon être et ne faire plus qu'un avec moi. Voilà pourquoi je ne pouvais l'aimer cette sœur. Même au plus profond des ténèbres, en cet instant de désespoir commun qui aurait du nous rapprocher, je faisais d'elle une étrangère.
La porte s'est ouverte. Un seul homme est entré. Il était grand, d'âge mur, bien bâtit et habillé avec goût. C'était un bel homme en somme, si ce n'était de cette cruauté qui animait son regard. Dès l'instant où il franchit la porte, il n'eut d'yeux que pour ma sœur. Le désir sauvage que je pu voir sur son visage ne trompait pas : c'était un animal, une bête assoiffée et dénuée de toute morale, de tous scrupules. Il la voulait.
Pourtant, c'est à moi qu'il s'en pris. Sans retenu. Il me tortura et me viola encore et encore pendant toute la nuit, et la nuit qui suivit, et celle qui suivit...
Pendant près de deux ans, je subis les assauts répétés de cet homme. Il me torturait, mentalement et physiquement, me violait devant ma sœur. Il ma rabaissait, m'humiliait sans cesse, m'obligeant à faire des choses qui me répugnait. Et il aimait ça me voir souffrir. Il adorait. Tout son plaisir, il le tirait de ma souffrance. Sa cruauté maladive avait asservi tout son être et ce n'était même plus un homme qui venait le soir nous voir dans notre cellule, mais un être sans plus une once d'humanité.
Ce que je n'expliquais pas cependant, c'est pourquoi s'en prendre à moi alors que tout son désir allait à ma sœur. Pourquoi passer par une tierce personne alors qu'il aurait pu faire d'elle ce qu'il voulait ? Je subissais, elle regardait. Cela lui suffisait-il ?
Il me brisa ces deux premières années. Il me brisa complètement. J'avais perdue toute trace de moi. Je n'étais plus que l'ombre de mon ombre. J'avais cessé d'espérer, de croire, de me battre. Je n'étais plus qu'un corps souillé au plus profond de lui-même. Un corps souillé par la vie. Une seule chose demeurait, farouche et entêtée. La seule chose qui me maintenait en vie malgré mon propre abandon. Et elle grandissait au fond de mon cœur, prenant peu à peu là place de tous les bons sentiments. Ma rancœur.
Une nuit d'hiver, ma sœur est morte, tuée par un être sans plus une once d'humanité alors. Détrompez-vous, ce ne fut pas Lui qui la tua. Ce fut moi.
Après la mort de ma sœur, tout c'est passé très vite. Ju fus installée au manoir et éduquée comme Sa propre fille, Lui, le Compte de Mauvert. Lui qui avait réussi à faire de moi son parfait disciple, une femme brisée au point d'en oublié tout scrupules. C'était devenu son plan, son obsession. Il avait vu en moi un peu de lui. Il savait qu'en tuant ma sœur, je renoncerait à ma part d'humanité. Alors il s'était débrouillé pour que cela arrive.
Il cessa de me brutaliser pour m'apprendre à brutaliser. Cela devint des leçons, au même titre que tout ce que j'appris pour ressembler à la noblesse bien qu'il m'interdit toute rencontre avec le monde extérieur.
J'appris vite, plus vite qu'il ne se l'imagina. Et l'élève dépassa le maître.
Le Compte de Mauvert commis l'erreur d'oublier qu'on ne peut contrôler un monstre, et qu'on ne se défait jamais complétement de sa rancœur passée. Il le paya de sa vie, torturé jusqu'à ce que mort s'en suive par sa propre création.
Personne jamais ne me soupçonna.
Cette deuxième mort me laissa sur ma faim. Alors je tua de nouveau.
En plus d'avoir acquis des savoirs extrêmement précieux et le goût du luxe, j'étais devenu belle. Mes régimes forcés m'avaient fait perdre mes rondeurs, remplacées par des formes élégantes de femme. Ses leçons d'éducation me firent aisément passer pour une noble inconnue.
Je me trouvais une nouvelle identité et un nouveau noble à volé, torturé puis tué. Je fus Isabelle Rose Lemanet avec le Duc de Castigant, Manon Rose Beauville pour le Compte Nicolaï, Eléanore Rose Watson en face de Lord Barthelemy et bien d'autres encore. Ma dernière identité fut Cécilia Rose Middlest, créé pour le Duc Flachet.
En regardant son corps, je vis tous les autres. Mais surtout, je le vis Lui, le seul homme que j'ai jamais aimé, à jamais mon geôlier. Mon passé était une gangrène. Le souvenir de ma sœur ma hantait. Son souvenir à Lui me hantait. Il m'apparut urgent de me débarrasser de ces sentiments malsain avant que je ne sombre dans une folie comparative à la Sienne. Peut-être y avait-il encore un espoir.
Je suis retournée dans ma ville natale, n'ai reconnu rien ni personne. J'arrêtai néanmoins un passant, un vieux, juste pour savoir. Mes parents ? Morts. Rien de moins. Je fus déçu de n'avoir pas à les tuer moi-même. J'allais m'en aller mais revint. Hugo. Un vieux marin qui s'appelait Hugo. Un souvenir de lui ? Lui, il avait désespérément cherché à retrouvé une jeune fille disparu, Berthe qu'elle s'appelait. Mais tout le monde s'en fichait de Berthe. Alors il avait gueuler, révéler qu'il était un ancien pirate, qu'il partait retrouver l'enfant et reviendrait tous les tués pour leur inactivité. Jamais il n'était revenu.
C'est là que j'ai choisi la voie de la piraterie. Chercher la richesse. Ne plus avoir peur de sa propre cruauté et rester soi-même. Oublier le passé. Rendre hommage à Hugo. C'est ainsi que Nathalia Rose Barovski est née. J'ai cherché Tortuga, puis un navire, puis à prendre du galon. Et me voilà aujourd'hui.