Cap à l'Ouest !
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 Les égarements du cœur et de l'esprit

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Louis de Nogaret

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Louis de Nogaret

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MessageSujet: Les égarements du cœur et de l'esprit   Les égarements du cœur et de l'esprit EmptyMar 7 Sep - 11:57

    C’était une courte escale, comme on en faisait tant – rapide tour d’horizons aveugles : taverne, alcools et femmes. On y dépensait le modeste pécule qu’on avait amassé tantôt, fruit pourri des rapines et puis … L’on recommençait. Et n’en déplaise aux rêveurs … ! La vie de pirate avait ses monotonies, ses pièges et ses contraintes. Qui croirait encore, aujourd’hui, à cette liberté d’emprunt, que l’on vous offre le sourire aux lèvres, lueur d’or au coin des yeux – comme un tavernier malhonnête vous présente un vin tourné pour un chef-d’œuvre du genre … ! Les hommes sont-ils autre chose que des taverniers avares, qui vous promettent beaucoup pour mieux vous prendre ; ce qui brille alors en leur regard, c’est bien moins une beauté de mensonge qu’une avidité heureuse ! Le monde était comme ça – comment même lui en vouloir … ? On y trouvait sa place, dans les ornières toutes prêtes des destins changeants … Et l’on traînait, bienheureux, ses espoirs fragiles dans le sillage du navire, avec les lignes de fortune et les fantômes des anciennes amours … Dans l’espoir de les noyer. C’était, semble-t-il, dans l’ordre des choses.

    C’eût été mentir, cependant, que de dire que Louis de Nogaret n’avait jamais … - Ô cruelles ressouvenances ! Qu’il n’avait jamais eu ces rêves-là. Jeunesse veut, jeunesse croit – et il avait pensé, fils de rien, pouvoir ronger ses chaînes, et devenir quelqu’un, faute de devenir quelque chose … Puis avec le temps, la fonction aidant … ! C’était encore le rêve de beaucoup que de devenir capitaine d’un beau navire – et l’Amphitrite avait de ses charmes qu’on ne pouvait nier. Un temps, Louis de Nogaret se crut heureux, se crut vivant. Cependant … Une curieuse fantaisie lui vint ronger son petit bonheur tranquille, celui-là même qui brinquebalait entre tuteurs et béquilles … S’il était possible, encore, de laisser faner beautés d’apparat et belles distinctions, sans déchoir … C’était bien une courte escale, comme on en faisant tant : les marins avaient besoin des folies de quelques soirs pour embraser leurs chairs meurtries, et le capitaine, lui … - Cela ne vous arrive-t-il donc jamais, à vous, manant ou vaurien … ? - Le capitaine, lui sentit qu’il n’avait point le droit de perdre raison comme les autres. Pourtant le besoin lui était né, à lui aussi, de retourner au monde, sans les petites et mignardes manières qu’on singeait en habitude, et qui, comme la mer ronge les visages étrangers des falaises, avaient rongé ses forces et ses convictions. Il avait changé, Nogaret … Les hardes de couleurs précieuses, les gênes discrètes des tissus froissés, le chapeau, les attributs du mensonge … Venaient à lui peser, comme autant de nouvelles chaînes.

    Ce soir-là, ses yeux ne chercheraient point les secrets appâts des filles qui oubliaient leur pudeur pour le sourire de l’or – quant à celles qui le faisaient pour l’or d’un sourire, elles l’intéressaient moins encore, c’était avoir trop de cœur pour l’idéalisme ! Pour l’heure, Nogaret arpentait, digne et blême, les ruelles de Tortuga de Mar. Il y avait quelque chose, pourtant, dans le mouvement de son sourire, dans son regard houleux comme tempête, dans ces mains qui effleuraient par réflexe les armes qui s’étaient pendues à son côté, comme viles amantes – en désespoir de cause. Et dans son esprit tremblait la pâle lueur de ces insolences du dernier voyage, entre les murmures habituels et les viles paillardises – comme guirlande de portraits en grotesques, autour du fantoche creux et plat qu’il se devait d’être, chaque jour.
    Mais les ruelles tortueuses semblaient bien curieux écrin pour ses vaines fantaisies. D’un mouvement d’humeur, il chassa les vains fantômes, et il accéléra le pas. Poussé par la brise – muse des timides voyages, et passant par la rue aux Corbeaux où dormaient peut-être, dans les ombres, les froids larrons pris en flagrant délit et les jeunes beautés en partance, il gagna la plage … comme en pénitence. Vanité des hommes qui pensent qu’on se soucie quelque part de leurs vicissitudes ! La Mer l’avait trop bercé, enfant, pour croire que Louis de Nogaret avait tué le fils Cléguérec. Il embrassa la plage d’un regard, le distinguant à peine, loin des lueurs tremblantes et chaudes de la ville qui paillarde. Et assuré de sa solitude, il ôta le chapeau qu’il arborait, la veste qui l’oppressait : dans la chaleur moite, distinctions vous sont muettes tortures … Et puis il s’avança, bercé par le chant moqueur de la marée. Pardonnez-moi, ô Mer, car j’ai beaucoup pêché – j’ai fauché quelques vies, les dérobant aux calmes repos des âmes, j’ai tué mes derniers rêves, occis les plus belles de mes illusions. Et j’ai voulu tuer un gamin de Bretagne, qui pensait qu’on pouvait prendre la vie d’un autre sans dommages, et qui avait saisi sa chance, comme on peut le faire, quand on est fils de rien …

    Et il attendit là, sans prétentions et sans manière, chapeau et manteau du capitaine jetés dans le sable. Persuadé qu’il était de ceux qui n’attendaient plus rien, il guetta un signe, un rire, un châtiment, les yeux rivés sur les flots noirs. Était-elle assise là, voilée par son ombre, souhaitant elle aussi goûter l’âpre silence, loin de la ville en liesse ? Avait-elle choisi d'aborder cet homme qui lui tournait le dos, armes aux côtés, puissant et fortuné – mais vulnérable, comme l’est toujours un imposteur … ? Toujours est-il qu’il ne la vit point venir, Nogaret : il ne voyait que la Mer. Car il avait beau dire, il avait beau faire, la Mer, elle, connaissait son mensonge.
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MessageSujet: Re: Les égarements du cœur et de l'esprit   Les égarements du cœur et de l'esprit EmptyMer 8 Sep - 15:06

Le jour déclinait sur l'île du vice, et Chloë avait enfilé la robe pourpre achetée la veille à un marchand de passage. Cette peau de dentelles bon marché, bannière annonçant le curieux mélange de coquetterie et d'humilité qui caractérise les filles de mauvaise vie, l'aidait à rentrer dans le personnage qui, chaque soir, prenait la place de son âme véritable. On disait sur les quais où bavassaient quelques femmes que la mode était revenue en Europe aux coiffures compliquées ; c'est pourquoi la jeune fille avait relevé ses cheveux en chignon. La crinière blonde s'entortillait autour d'une pique en bois comme un animal pris au piège, et quelques mèches tentaient une échappée de part et d'autre de sa tête. Au-delà de l'esthétique de cette coiffure, il était rassurant d'avoir à portée de main un objet pointu susceptible d'être planté dans la gorge d'un indésirable.
Chloë était sorti de la petite pension où elle vivait aux premières nuances ambrées du crépuscule et remontait à présent la rue qui menait à la Jambe de Bois d'un pas tranquille. Les marins ayant accosté prenait le même chemin qu'elle et déjà elle sentait sur son corps la brûlure des regards lubriques. C'était autant de piqûres d'insectes qu'elle aurait voulu chasser d'un revers de main, mais il fallait chaque jour endurer la même mascarade pour pourvoir à ses besoins et pour le bon plaisir de la marine anglaise. La jeune fille atteignit la devanture de la taverne, vers laquelle se pressait quantité de manants. Comprimant un soupir dans la cage de ses poumons, elle se força à pénétrer à l'intérieur. Il faisait chaud déjà, l'odeur rance de la sueur se mêlait aux émanations s'envolant des verres et des choppes, et aux courants d'air suintant de graisse qui s'échappaient des cuisines à chaque fois que l'on en poussait la porte. Une foule de clients peuplait les tabourets autour des tables et du comptoir, riant à gorge déployée et trinquant avec entrain, semblables à des ogres à la lumière vacillante des bougies. Chloë resta immobile quelques instants, s'imprégnant des lieux pour mieux s'y fondre, échange de fluides entre elle et l'atmosphère. Lorsque son odorat fut habitué aux relents d'hommes et de chair, lorsque ses paupières ne clignèrent plus devant le palpitement de la lueur des flammes sur toutes les surfaces, lorsqu'enfin son ouïe perçut mieux le détail des voix dans la bruyante mélasse des conversations, elle se mit en mouvement. Gracieuse et légère comme un oisillon fraîchement sorti du nid, elle voleta entre les tables, cherchant des yeux un perchoir où se poser. Elle distingua, à peu près au centre de la pièce, une table où un homme seul buvait dans une choppe. Sa moustache enduite de mousse de bière et ses cheveux étaient d'un roux vif. Voilà mon homme, songea la jeune femme. Elle alla se lover sur le tabouret qui lui faisait face. L'homme leva le regard, d'abord surpris, puis fort intéressé :
- B'soir mam'zelle.
Chloë se raidit. Cet accent... C'était le roulis rocailleux des Ecossais. Son coeur se serra. Elle aurait dû s'en douter : le roux vif des gens du Nord... Il y avait forcément des chances pour qu'elle tombe sur quelqu'un de sa région. L'image de la réalité se troubla comme la surface d'un lac pour laisser place à des visions de son passé, de son enfance, de sa famille... Chloë sentit un picotement familier au coin de ses paupières. Si elle ne sortait pas tout de suite, elle allait s'effondrer devant tout le monde, briser son masque de candeur et de joie de vivre et risquait fort d'attirer l'attention sur elle... Brusquement, elle éclata d'un rire perçant et se rua hors de la taverne. On se dirait qu'elle avait bu un coup de trop.

Dehors, à présent, la chaleur et le bruit étaient semblables à ceux de l'intérieur. La ruelle grouillait de monde et Chloë avait l'impression que l'air s'était raréfié autour d'elle. Elle s'éloigna en courant presque, à la recherche d'un air plus pur qui put s'engouffrer en elle et ressortir en emportant avec lui toute l'amertume qui la noyait de l'intérieur. Suffocante, elle traversa le quartier et déboucha sur la plage. Elle avait peine à distinguer ce qui l'entourait, les yeux encore éblouis par l'éclat des bougies et des regards. Elle ne voyait que le sable glacé juste devant ses pieds et au loin l'infini sombre et mystérieux de l'océan, tel un gros animal paisible qui dormirait au pied de l'île. Déjà, l'odeur froide et minérale purifiait ses poumons. Les embruns salés avaient un goût de nostalgie. En ce lieu désert et obscur, elle pouvait se laisser aller à sa peine, faire tomber le douloureux masque de la candeur et permettre à cette rage impuissante de voler et de se débattre dans l'air moite de la nuit. La cambrure de son dos s'arrondit lentement, laissant ses épaules se pencher vers l'avant, courbe de désespoir et d'abandon. Elle leva le bras vers ses cheveux et en retira la pique, qu'elle glissa dans son corsage. La nappe blonde se déposa autour d'elle comme un châle protecteur. Son visage sembla lentement tiré vers le bas comme de la cire fondue, il se défaisait et se muait en une grimace de peine. Laisser enfin libre cours à son malheur était déjà un réconfort en soi. Elle allait pouvoir s'offrir le luxe de pleurer...
La libération s'arrêta nette quand l'image apparut, trouble sous ses yeux embués. Une silhouette noire se détachait sur le gris bleu sombre de la nuit. Elle cligna des paupières. C'était un homme, semblait-il. A côté de lui, un tas informe qu'elle prit d'abord pour un chien mais qui, à mieux y regarder, était probablement un manteau, surmonté d'un chapeau. Chloë pesta en pensée. N'existait-il donc pas de lieu où se morfondre en paix sur cette île ? Elle n'avait pas le coeur à traverser à nouveau la ville jusqu'à la pension dans l'état où elle était. Il lui faudrait du temps avant de se fondre à nouveau dans son moule de fille de joie sans se trahir. Mais elle ne pouvait pas non plus rester là sans parler à l'homme, car il pouvait fort bien s'agir d'un habitué de la Jambe de Bois, et s'il venait à l'identifier il s'interrogerait sur son comportement solitaire, ce qui ne manquerait pas de le mener vers sa véritable identité... Devait-elle aller lui parler ? S'il était seul, il ne souhaitait certainement pas être dérangé... Et pourtant, elle ne voyait guère d'autre solution. Elle songea aux maigres notes prises depuis sa dernière lettre envoyée à la marine royale. Il lui fallait des informations... Un homme seul, c'était la proie idéale... Après tout, dans l'obscurité elle n'aurait pas besoin de forcer son sourire et si elle avait de la chance, il se contenterait de parler sans l'entraîner sur les terrains vagues de la luxure. Pourvu qu'elle réussisse à converser sans éclater en sanglots... Le coeur vacillant, une légère appréhension nouant son ventre, elle s'approcha. Elle aspira une goulée d'air pour ouvrir dans sa gorge le chemin de sa voix aguicheuse.
- En voilà une jolie soirée, n'est-ce pas ? Lança-t-elle sur un ton enjoué.
Elle n'aurait su dire s'il sonnait juste, mais pour faire bonne mesure et convaincre son interlocuteur de sa niaise gaieté de fille naïve, elle se posa à côté de lui en un petit sursaut gracieux et fit mine d'étouffer un rire.
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Louis de Nogaret

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MessageSujet: Re: Les égarements du cœur et de l'esprit   Les égarements du cœur et de l'esprit EmptyMer 15 Sep - 22:35

    Ce fut d’abord une voix enjouée, trop enjouée qui vint le tirer de sa rêverie – comme si un Monsieur de Nogaret était à même de rêver … ! Et il en eût mis sa main à couper : cette voix-là n’était pas celle d’un fantôme, de ces charmants fossiles que l’on découvre, atterré, quand l’alcool et le jeûne ont creusé trop profond. C’était bien là une femme qui s’était égarée là, joyeuse et stupide, sur les pentes raides de sa solitude – au seul moment, peut-être, où il était peu disposé à l’accueillir. Se tournant vers elle, il chercha à deviner sa silhouette dans la demi-pénombre. Avec les formes pleines dessinées par son jupon, les boucles qui retombaient sur ses joues, elle … Semblait belle, de cette beauté vile qui ne voudrait appeler qu’une chose – et les regards qui glissent sur vous comme averses d’été ! Dans les dentelles fanées des jupes, dans l’échancrure du corsage, elle figurait bien de ces vivantes fleurs aux teints rougeâtres, vite flétries par la couperose et la petite vérole : obscur et fade objet de désir … ! Et s’il était besoin d’être plus clair, elle se présentait en cheveux, sans honte, dans le classique et simple abandon des femmes légères … D’un rire, elle papillonna, se posa à côté de lui, frêle et troublante. Comme si c’était là sa place. Pourtant, ici, point de client à qui plaire, point de mauvais plaisant à affrioler, si ce n’était … ! En silence, Nogaret la regarda, tandis qu’elle piétinait consciencieusement cette solitude inquiète qu’il s’était offert comme un luxe, après des jours entiers passés en étouffements et dissimulations. Il la regarda, sans bouger, et son immobilité, son silence lui donnaient l’air farouche des bêtes fauves que l’on accule, sans issue possible. Qui surprenez-vous alors, frivole demoiselle ? Est-ce le capitaine qui a quitté ses effets, l’homme qui ne peut se révéler sans armes, jusque dans sa couche, de crainte qu’un traître ne profite des faveurs de la nuit pour une vengeance ou une mutinerie ? Est-ce là simplement l’homme qui se reproche une imprudence, maintenant que la lueur de la lune révèle la simple chemise clair sur ses bras, et le gilet entrouvert … ?

    Peut-être la sentit-elle, cette hostilité sauvage qu’elle inspira un instant, car elle n’ajouta rien. L’on n’entendait, pour l’heure, que la rumeur lointaine des ruelles tortueuses, les cris, les chansons des filles perdues et des égarés professionnels. Et sur cette plage, silencieux – et par là, déjà étranges – deux d’entre eux se contemplaient, en chiens de faïence. Et il fallut bien ce temps, cet infime temps-là, suspendu le temps d’un souffle, pour que le rictus vînt à naître. Parvînt à naître.

    - Vous trouvez ? Vous êtes donc si peu difficile ?

    Et dans la pénombre, il ne parvenait point à saisir le sens qu’il fallait donner à son regard ou à son sourire. Oh, elle semblait belle, comme toute femme d’artifice, sous les lueurs savantes des fards et les ombres flatteuses des alcôves. Mais pourtant, il était quelque chose, en elle, qui … Alors il s’approcha, Nogaret, laissant à terre chapeau et pourpoint, nu, presque nu puisqu’il avait mis à bas les symboles, et il chercha à voir, tapi dans l’ombre, si son joli petit mystère à elle était stupide, amoureux, ou vénal.

    - Ou plutôt non, vous ne trouvez pas. Car si c’était le cas, vous seriez à exposer vos appâts et votre sourire en un endroit où l’on est susceptible de les voir, vous …

    Était-ce une hésitation qui perçait, là, dans sa voix ... ? Mais il reprenait déjà de plus belle, saisissant d’un geste le poignet gracile, qu’il éleva, pour l’arracher aux ombres. Cela vous avait toute la douceur d’un geste d’amour, toute la lenteur d’un premier baiser – et pourtant … ! Il y avait aussi la précision froide et méticuleuse de celui qui chercherait vos blessures, comme autant de faiblesses à connaître. Un singulier contraste qui se forme, avec la voix devenue plus douce :

    - Vous ne seriez pas là, dans la pénombre, là où je ne puis vous voir ...

    Déserrant un peu son étreinte, celui qui était un constant spectacle, raillé ou craint, jamais vu en entier, chercha un instant, comme un gamin angoissé devant une illusion trop bien faite, les fils qui animaient cette belle et fraîche marionnette. Et puis elle lui échappa, parce que son regard à elle était opaque tandis que l’insistance froide de ses yeux gris avait un sens … Parce qu’elle se dégagea ou encore parce qu’il la lâcha – cela n'avait que peu d’importance, parce que c’était au fond la même chose. Il n’avait point perçu, Nogaret, qu’elle aussi souffrait du poids du rôle, et que son sourire lui était tout autant une déchirure. Il ne sentit qu’une impression confuse et familière, ne décelant que l'étrangeté là où plus informé que lui eût vu la détresse qu’elle cachait.

      Et je transpercerai votre regard d’étrangère, car je ne puis le comprendre …

    Parfois, certains visages inconnus vous sont douloureux comme de vieux souvenirs.
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MessageSujet: Re: Les égarements du cœur et de l'esprit   Les égarements du cœur et de l'esprit EmptyVen 28 Jan - 23:26

Malpertuis courait comme si les cuisiniers de l'enfer étaient à ses trousses. La fin d'après-midi avait été éprouvante, avec cette course sous la bruine, cette rencontre fortuite et un peu folle, ce monologue à l'église en ruine... Décidément, Malpertuis n'affectionnait pas les escales, et les tortues de mer ne lui valaient rien !
Le tricorne à la main, l'habit défait, le catogan en délabrement avancé, il remercia la brune de cacher un peu son apparence négligée. Il fallait sans doute être parisien, c'est-à-dire plus que français, pour se soucier de cela en pleine course, dans les rues de Tortuga de Mar ! Mais qu'y pouvait-il ? On ne peut – heureusement ou malheureusement – à peu près rien contre sa nature.

Il avait dévalé la sente qui menait à l'église en ruine, traversé les rues, parcouru les places, évité les sirènes vénales des coins de bordels, salué quelques connaissances sans ralentir.

- Où vas-tu à cette allure, Malpertuis ?, lui avait demandé un vieux recéleur.

- Je verrai quand j'y serai !, avait répondu le Quartier-maître de L'Amphitrite, au risque de perdre son précieux souffle.

- As-tu vu le diable ?, avait demandé un autre.

- Non, le bon Dieu !

Et, contraint de constater que rien ne pouvait lui ôter son étonnante faculté à faire des mots de tout, il s'aperçut qu'il n'irait nulle part, et surtout pas à son but, s'il ne prenait pas le temps de réfléchir. Il s'arrêta, vacilla par l'assaut conjugué d'une crampe au mollet et d'un goût de sang dévalant dans sa gorge. Et maintenant... où était-il ?
Il interrogea vainement du regard les maisons, la rue déserte où il se trouvait, les quelques arbres, un pavé délogé à quelques pas... Puis, première trace d'intelligence dans ce muet décor, un enfant, brun sous ses cheveux bruns, vint à passer au bout de la rue. Malgré sa crampe, Malpertuis fit un pas dans sa direction et le héla.

- Viens par là, mon garçon ! Aurais-tu croisé le capitaine Nogaret ?

Il était trop essoufflé pour se morigéner, mais l'absurdité de sa question lui était apparu dans toute son ampleur au moment où il l'avait prononcée. Quelle imprécision ! Un grade, un nom. Et encore ! L'un et l'autre étaient incomplets ! Comment ce malheureux gamin saurait-il de qui il s'agissait et où il se trouvait ?

- Si señor, il est sur la... plage, tout droit, répondit le garçon en s'approchant.

Il tendit un doigt menu en direction de la plage. La chance, la fortune, le hasard ? Rien de tout cela ? La réputation de L'Amphitrite peut-être ? Les circonstances, qui avait permis à ce petit anonyme, espagnol selon toute vraisemblance, de connaître le visage de Nogaret et de l'avoir croisé ce soir-là ?... Malpertuis ne sut à qui ou quoi devoir cette providentielle indication, et se contenta de remercier chaudement son jeune informateur. Il lui ébouriffa vigoureusement les cheveux, lui promit un grand avenir, et se remit en route, à une allure plus modérée.

Il grimaça, endolori par sa course et la fraîcheur de l'air du soir. Courage, roi des bavards ! Plus que quelques mètres... Enfin, il aperçut la silhouette familière de l'homme droit sur le pont de L'Amphitrite, l'homme dont la voix était, même calme, une coulée d'ordres indiscutables, dont le rire était une récompense à des efforts que Malpertuis était l'un des seuls à pouvoir fournir, semblait-il... l'homme qui décidait de leur sort et qui remettait le sien entre leurs mains, l'Amphitrion parmi les Amphitrions, le patron, le chef, l'éminence comme il s'amusait à le nommer, le capitaine : Louis de Nogaret.

- Capitaine !, cria Malpertuis.

La certitude d'être arrivé au bout de ses peines donna des ailes au joyeux Maître d'équipage, qui dévora la distance qui le séparait de son capitaine en quelques instants. Il vint se planter devant lui, parlant entre deux halètements.

- Mes hommages, éminent briseur d'embruns ! Dit-il après une révérence improbable. Je viens de faire la connaissance de Charlie Withmore, ce qui vous dit quelque chose sans doute ! Le second de...

Ce ne fut qu'à cet instant qu'il s'aperçut de la présence de la fille. Voilà qui était fâcheux. Malpertuis se rembrunit aussitôt, et n'ajouta que quatre mots :

- L'heure est grave.

Puis ce fut tout. Il remit son tricorne sur ses cheveux blonds en bataille, ne s'attarda même pas sur les charmes de la demoiselle, pourtant conséquents malgré la pénombre, et attendit. Louis de Nogaret le savait : la brièveté, chez cet oiseau-là, était de mauvaise augure.
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MessageSujet: Re: Les égarements du cœur et de l'esprit   Les égarements du cœur et de l'esprit EmptyVen 4 Mar - 23:59


    - Capitaine !

    L’arrivée en fanfare de Malpertuis eut le mérite de les ramener au réel. Nogaret jeta un regard singulier à la jeune femme, qui était restée silencieuse – peut-être, étant trop étrangers l’un à l’autre, s’étaient-il trop compris malgré eux. A y bien songer, il était singulier que loin des folies de la ville, loin des agitations vaines de leurs mondes, ils se fussent trouvés face à face, et qu’ils eussent senti, sans le vouloir, quelque chose de leurs impostures respectives. Alors, tandis que Malpertuis courait pour les rejoindre, Louis de Nogaret eut un geste, qu’il espéra masqué dans l’ombre – et ce fut un geste de lassitude. Quand il regarda la jeune femme, sans dire un mot toujours, il sembla un homme plus âgé, sans beauté ni prestige, pliant soudain sous des années trop intensément vécues. Cela dura un instant et puis … Peut-être était-ce la voix de cet homme, d’un accent différent mais qui lui rappelait quelque chose de la France, peut-être était-ce simplement le délabrement comique de son habit ... Et puis cela cessa. Nogaret sortit avec nonchalance quelques sous de sa bourse, prit la main de la jeune femme, les y déposa.

    - Pour votre peine.

    Et d’un regard, d’un geste, il la congédia. Elle irait rejoindre les milliers de silhouettes pétries par le souvenir - visages de femme sans vérité ni caractère, car une fois qu’il en détourna le regard, c’était comme si elle n’avait point vraiment existé. Son souvenir, déjà, s’estompait en son importance … La jeune femme, elle, sembla hésiter, un instant, mais … Comment rester sans éveiller quelque soupçon ? A moins qu’il n’y ait eu, en cet homme, quelque chose qui la retint, avec ou sans raison. Aussi s’éloigna-t-elle, et sa traîne boueuse laissa en son sillage quelque vague mélancolie .

    Ce n’est qu’une fois assuré qu’ils étaient bel et bien seuls que Nogaret s’adressa directement à son maître d’équipage :

    - Eh bien mon ami ! Retrouver la terre ferme vous rend bien grave, ce me semble. J’ose espérer que vous avez su employer votre temps à quelque délassement agréable avant notre départ …

    Un capitaine se devait sans doute d’accorder quelque attention aux menus plaisirs de ses officiers – ou plus généralement des hommes qui, sur son bâtiment, avait une quelconque influence. Dans les mots du capitaine pourtant traînait quelque froideur non réprimée : de ces indifférences que vous ne pouviez accuser, mais qui transparaissaient tout de même. Beaucoup d’hommes avaient déjà senti l’amertume légère de ce détachement – qui n’était point si étrange, chez un homme de ce temps, mais qui chez lui semblait une fausseté, un mensonge. Il n’y avait peut-être qu’avec Malpertuis que, passé le fil de la conversation, cela s’estompait, un peu. En outre, parce qu’il y avait là(dessous quelque affaire plus grave, Nogaret s’approcha de lui et, posant la main sur son épaule, familier et lointain à la fois, comme ne pouvant choisir entre les deux, il demanda :

    - Avez-vous donc quelque chose d’importance à m’apprendre ? Une avarie du navire, une course future, des lettres contre nous qui circulent … Êtes-vous fou de vous taire ainsi, à présent ! A moins ... A moins que vous n’eussiez trouvé réponse à ce que je vous avais demandé …

    Et l’on sentait, en son regard, derrière l’étrange indifférence, sourdre une inquiétude plus profonde.
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MessageSujet: Re: Les égarements du cœur et de l'esprit   Les égarements du cœur et de l'esprit EmptySam 5 Mar - 1:02

Au roi des bavards les bavardages. Malpertuis prit la froide interrogation de Nogaret pour un encouragement, et se lança dans une de ces folles tirades dont il semblait seul, au large de Tortuga du moins, détenir le secret :

- Pardonnez le dérangement, je répugne à me mettre entre un homme et la Marie-Madeleine sur laquelle il a jeté son dévolu – même quand je n'ai pas pu moi-même en respirer le capiteux parfum... Car je courus en tout sens, et suite à de mauvaises indications, pour obtenir les renseignements que vous convoitez. Mais ce fut avec grand plaisir et profonde joie ! , s'empressa-t-il de dire le plus sérieusement du monde. Comme il avait beaucoup de mots à agencer et de phrases à prononcer, il s'interdit – non sans regret – de toucher ses bottes avec son nez dans une théâtrale révérence. Du reste, je n'étais pas d'humeur à folâtrer ce soir...
Toujours est-il que j'échouai dans les ruines de l'église, sur les hauteurs, et là tombai sur Charlie Withmore, qui sert sur Le Prince, comme vous savez. Cet homme-là est un homme de prix, matelot d'expérience et combattant efficace. Excellent second à ce qu'on dit et, sincèrement, je le crois. Nous devisâmes courtoisement, même après avoir compris à qui nous avions à faire – saute-t-on à la gorge des gens ? D'autant que j'espérais faire contre mauvaise fortune bon coeur et me consoler un peu de ma déconvenue. C'est alors que, cependant que nous abordions L'Encyclopédie chère à mon coeur – Monsieur Diderot, une pensée – une troupe de malotrus se jeta sur nous. L'Amphitrite n'a pas démérité, je me permets de le dire ! Je défendis fièrement sa réputation, et Monsieur Withmore et moi occîmes suffisamment de bandits pour que les autres jugeassent plus judicieux de déguerpir.
Il advint cependant, et ceci vous intéresse
(Malpertuis était ainsi fait qu'il ne doutait pas un instant que le reste intéressait aussi Nogaret) , qu'en expirant, l'un des nauséabonds bélligérants mâchouillât quelque incongruité à laquelle j'eus le génie de prêter attention. Et là... là ! Triomphalement, Malpertuis réajusta son vieux tricorne sur sa tête blonde. Malgré la pénombre, Nogaret vit luire les yeux du Parisien de cette étonnante gaieté qui, pareille à ces coquillages sur le bois des coques de navires, semblait arrimée à son âme. Quand Malpertuis parlait de la sorte, avec cette lumière-là dans les yeux, on avait presque envie de croire que, si ce n'était pas aujourd'hui, ni demain, du moins un jour tout irait mieux. Là, dis-je, je compris qu'il parlait de vous ! Votre tête est mise à prix – ça nous le savions déjà – mais la somme a été doublée par l'action de quelque famille française, bretonne ce me semble... Quoique le fâcheux eût l'indélicatesse de mourir avant de m'en dire davantage. J'eus beau le secouer comme un prunier à la bonne saison, rien de plus d'en tomba – si ce n'est une petite bourse, que je gardai en souvenir.
Je saluai fort convenablement Monsieur Withmore – après tout, je représente notre glorieux pavillon et votre éminente personne – et courus comme un dératé. En traversant Tortuga j'effrayai un passant, en fis rire un autre, je manquai m'étendre sur le pavé plusieurs fois, je priai Dieu, vous trouvai, et... me voilà ! Malpertuis au rapport, blond et bavard pour vous servir, Capitaine !


Malpertuis se tut enfin. Ce qui, pour une personne quelconque eût provoqué quelque essoufflement, pour un taiseux tel que Zirka ou D'Estange quelque sérieuse douleur de gorge, pour lui ne fut suivit que d'un petit raclement de gorge ; il eût été tout à fait disposé à en dire deux fois plus, pour peu qu'on l'eût lancé sur un sujet qui le permît.
Mais, soulagé d'avoir confié ce qu'il gardait, satisfait par le sentiment d'accomplissement qui l'envahissait, fier du combat duquel il s'était plutôt bien sorti, le Parisien se permit quelques instants de silence. Il recula un peu son buste et considéra son capitaine. La main sur son épaule glissa un peu.

- Croyez-moi on non, Eminence, mais je suis diablement content de vous voir !

C'était vrai.
On ne se fait pas facilement de compliments dans la piraterie, Malpertuis pas plus que les autres. Louis de Nogaret le savait, et il savait aussi que si son Maître d'équipage parlait beaucoup, il parlait vrai. C'était un homme droit, autant qu'un pirate peut l'être, plus franc que le Khazi en ce sens où il montrait assez vite ce qu'il avait en tête, et cela sans doute parce que la piraterie lui était un métier, et que dans tous les métiers, indistinctement, il fallait, dans sa tête de Parisien volubile, faire preuve de droiture. Tuer ou confectionner des pommades, au fond, quelle différence ? Ce qui été à faire se ferait. Un chef est un chef, et aux yeux de Malpertuis, Nogaret était préférable et préféré à bien d'autres.
Au cours de ces années passées côte à côte en mer – bientôt six ans, Tudieu ! Voilà qui ne nous rajeunissait pas ! – il avait appris à apprécier son capitaine. Il le respectait conformément à leurs statuts respectifs, mais cette étrange espèce d'indolence, cette distinction caractéristique et un rien défraîchie, ce visage même, Malpertuis, d'une certaine façon, y était attaché.
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Louis de Nogaret

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MessageSujet: Re: Les égarements du cœur et de l'esprit   Les égarements du cœur et de l'esprit EmptyLun 28 Mar - 19:54

Musique I
Musique II
    Contrairement à ce que l’on pouvait croire, il était bien des avantages, à écouter les bavards. Quand vous craigniez chaque mot à dire, chaque phrase à formuler, cela vous était un moyen de se taire, sans causer de soupçons ni d’inquiétude ; quand vous guettiez les rumeurs sur votre compte, cela vous informait mieux qu’un bonimenteur ; quand enfin vous nourrissiez de sombres et secrètes pensées, l’insouciant babil vous tirait de vous-même et vous ramenait au monde. Peut-être était-ce pour cela que Louis de Nogaret s’était rapproché de Malpertuis, avec les ans. Il lui avait fallu un temps – point si long – pour s’habituer à la verve dispendieuse du parisien, et avec le temps, l’habitude avait charrié quelque plaisir dans son sillage …

    Au roi des bavards de parler donc, en cette étrange scène de huis clos – qui était couleur de romance et devint couleur de complot. Nogaret écouta attentivement le flot ininterrompu de paroles, cueillant le nom de Withmore au passage et le saluant d’un signe de tête. Il fronça un sourcil à la mention de L’Encyclopédie – ouvrage dont il connaissait l’existence par Malpertuis même, et qu’il n’avait jamais eu entre les mains, commença presque de s’impatienter, lorsqu’enfin …

    - Il advint cependant, et ceci vous intéresse, qu'en expirant, l'un des nauséabonds belligérants mâchouillât quelque incongruité à laquelle j'eus le génie de prêter attention. Et là... là !

    - Et là ? ne put s’empêcher d’ajouter le capitaine, ne sachant bien s'il devait s'amuser de ce mot échappé ou s'en alarmer.

    Mais c’était compter sans le sens de la mise en scène du Parisien. Ce dernier rajusta d’abord son tricorne – et Nogaret songea soudain que le sien était encore dans le sable, posé sur le manteau comme un jouet absurde et inutile. Il le chercha des yeux dans la pénombre, le saisit d’un geste vif.

    -Là, dis-je, je compris qu'il parlait de vous ! Votre tête est mise à prix – ça nous le savions déjà – mais la somme a été doublée par l'action de quelque famille française, bretonne ce me semble...

    Et le chapeau demeura entre ses mains, car il entendait choses de plus grande importance. L’imposture avait mis du temps à traverser les mers – et il avait fait sa fortune, dans les premières années, avec un nom usurpé pour tout bouclier. Autant dire qu’à l’époque, il avait été guerrier officieux avant que d’être forban. Cela faisait bien des années maintenant que la frontière avait été franchie, bien longtemps qu’il ne pouvait plus se permettre de poser le pied en terre française … Mais il restait encore quelque chose à connaître. Il se demanda si cette famille bretonne – proches de Louis de Nogaret, le véritable – avait quelque soupçon quant à celui qui leur avait dérobé le nom. Qui encore se souvenait de Yann, fils d’un homme de rien, qui s’était engagé comme matelot sur un navire parti combattre les Anglais et qui n’en était point revenu ? Le peu de terre possédé par la famille, ruinée par les pluies et les spéculateurs – deux fléaux parmi d’autres. Et puis … !

    - En traversant Tortuga j'effrayai un passant, en fis rire un autre, je manquai m'étendre sur le pavé plusieurs fois, je priai Dieu, vous trouvai, et...

    Mais il importait plus que jamais de sortir de ses pensées – l’information était précieuse, mais insuffisante. Nogaret l'imposteur ajusta son couvre-chef, comme pour coiffer ses idées folles et réajuster l’image – est-il un capitaine digne de ce nom qui voguât sans ses attributs … !

    - Croyez-moi ou non, Éminence, mais je suis diablement content de vous voir !

    Fut-ce de surprise ? Toujours que Nogaret laissa échapper un rire devant ce drôle de bonhomme, échevelé en sa vie, en ses mots et pensées. La main que Malpertuis avait posé sur son épaule glissa, presque aussitôt, mais le contact avait comme brisé la raideur mal apprise de ses gestes. Ce fut d’une voix plus libre – où perçait un peu de rudesse, comme la saveur âpre des vents de Bretagne, qu'il répondit au Parisien :

    - Eh bien Malpertuis, vous faites toujours honneur à votre confession – les protestants m’ont toujours semblé des fieffés bavards, et leur franc-parler n’est plus à prouver. En l’occurrence, c’est loin de me gêner, puisque c'est cela même que vous demande – mais vous le savez bien.

    Il fit prestement un pas en arrière, reprit ses effets – ceignit les sabres, se vêtit du manteau. En ces opérations, cependant, le sourire était demeuré – distrait mais point encore tombé. Puis d’une accolade, il emmena Malpertuis vers la Mer; dont ils s’approchèrent, prudemment.

    - Vous proposerais-je une récompense ? A moins la bourse que vous avez cueillie à la ceinture de votre informateur ne vous suffît … Diantre ! Et n’auriez-vous pas la fierté de refuser une rétribution en bonne et due forme, comme je vous connais ... !

    Les cas étaient bien rares où Nogaret s’offrait le luxe de penser tout haut. Et c’est à haute voix, avec son sourire, soudain léger et comme véritable, qu’il ajouta :

    - Dites-moi, Malpertuis, vous qui semblez si simple à comprendre et que je ne comprends jamais, vous qui courrez toujours – et votre langue plus vite que vous, je n’en doute pas … Qu’attendez-vous en paiement de cette course impromptue ?

    Il ne lui vint pas à l'idée que la question comportait ses risques - vous étiez toujours plus en sécurité avec ces hommes qui ne s'achètent que d'argent. Que répondrait-il, si le roi des bavards se révélait être, de surcroît, le roi des curieux ?
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MessageSujet: Re: Les égarements du cœur et de l'esprit   Les égarements du cœur et de l'esprit EmptyMer 30 Mar - 10:04

- Ah Capitaine !, s'exclama le Parisien avec une moue douloureuse.

L'idée d'être récompensé n'était pas venu à l'esprit de Malpertuis cependant qu'il se battait – et pour cause ! - ni cependant qu'il courait. Maintenant évoquée, elle lui donnait l'impression désagréable d'une mesquinerie. Il trouva son acte tout à coup rabaissé – que s'était-il imaginé aussi, ce drôle-là ? Il s'attendrissait ; sans doute l'influence des deux oiseaux, Le Corbeau et Léandre... S'il continuait en ce sens, il ne ferait pas long feu. Le tendre, dans la piraterie, devenait vite un nigaud, et les nigauds ne vieillissent pas.

- L'information ne me semble pas d'assez de prix pour que vous me donniez quoi que ce soit de cet ordre, Capitaine.

Il hésita – ce qui n'était pas fréquent. Sans qu'il sût pourquoi, oubliant sans doute qu'il était un forban depuis six ou sept ans, il refusait de paraître vénal et intéressé. Il poussait l'absurdité assez loin pour vouloir détromper Nogaret, et affirmer qu'il n'acceptait pas qu'on monnayât un service qu'il avait rendu volontiers.
Mais l'insanité de cette conception lui apparut très vite, et il trouva plus prudent de prétendre simplement converser.

- Laissez-moi me remettre de mes émotions ! Tenez, distrayons-nous ! Ce sera pour me faire pardonner le dérangement. Savez-vous quel fut mon pire jour en mer, depuis que je suis sur L'Amphitrite ? C'était l'année dernière – 1769, année terrible. J'étais salement blessé à la jambe, D'Estange avait bien peur que ça finisse en gangrène, vous vous souvenez ? Le Khazi entra brusquement dans le dortoir en vociférant contre Le Corbeau. Je sortis du délire où me plongeait la fièvre, je vis l'un poursuivre l'autre – je vous laisse devenir qui était qui –, D'Estange, paralysé, essayait d'entrer dans le bois du bateau pour s'y faire oublier, la vingtaine de matelots qui dormaient tranquillement la minute d'avant se réveilla en sursaut, me chercha des yeux, sembla attendre de moi que j'intervinsse. Ma bande chérie de cloportes marins avait oublié l'état dans lequel je me trouvais. Et pourtant, pourtant... Je me levai – je me levai ! D'Estange n'y croyait pas ! Il prétendit plus tard que ma jambe était dans un tel état qu'il n'était pas concevable que je m'en servisse ! Je me levai donc, et, plus ou moins flageolant au milieu du dortoir, je me mis entre le second et le mousse sans trop me souvenir comment je fis. Je me rappelle la tignasse du Corbeau contre mon dos, et le Khazi fulminant. Je crois que la chose eût pu très mal finir pour moi, si je n'avais été dans un si piteux état. Parce que, alors qu'une large et russe main se levait déjà pour m'écarter, je m'évanouis en bonne et dûe forme.
Le lendemain, en ouvrant les yeux, je trouvais un D'Estange presque radieux – j'ai dit "presque" – qui m'annonçait que sans doute ma jambe serait sauvée, et un jeune Maupin franchement enthousiaste, qui me racontait avec force détails ce que mon malheureux cerveau avait préféré oublié. Il me décrivit la tête déconfite du Khazi, qui assurait qu'il ne m'avait pas touché, que je m'étais effondré tout seul, qui, un peu irrité, peut-être même dérangé, par le silence des matelots, avait quitté les lieux en y oubliant Le Corbeau – dont il s'était souvenu le lendemain...
(Malpertuis grimaça)
On vous raconta l'affaire, je n'en doute pas... Et les Amphitrions, ceux du moins qui ont été témoins de cette scène et qui sont toujours en vie, rient encore sous cape de ce qu'ils appellent « la bravoure à la française ».

Et la mine de Malpertuis fut, à cet instant, coloré d'une honte qu'il sentait encore.

- Et vous, capitaine, quel fut votre pire jour en mer ?



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