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Eileen Dowland est considérée comme la bâtarde de Robert Dowland, un docteur d’origine anglaise qui habitait à Saint-Domingue (Hispaniola, côte française) entre 1735 et 1749, et de Lucaya, une esclave mi-awarak mi-espagnole. Robert Dowland est alors l’époux d’une des filles de Louis Cruzart, un célèbre exportateur de canne à sucre. Robert et Lucaya sont amoureux. D’un amour qui ne connaît ni frontières, ni race, ni lois : c’est Roméo et Juliette. Sauf que, contrairement à eux, ils vont vivre leur amour, de manière folle et incroyable. Robert réunit toutes ses économies – sa famille est affluente, son métier lui rapporte de l’argent – et paye un flibustier qu’il connait bien pour l’emmener, lui et sa femme, en Baja Mar (Bahamas), précisément sur Eleuthera. Eileen y vit le jour et y grandit, dans une relative joie et douceur teintée de discrétion et de mystère. Robert Dowland – qui se fait appeler John Morisson - et Lucaya – qui se fait alors passer pour une espagnole nommée Maria, et épouse de Morisson - sont des figures discrètes mais appréciées. Un médecin solide et compétent relève toujours de l’appréciable. Hors-la-loi apatrides, le couple fait tout pour brouiller les pistes ; ils se montrent aimables, mais sortent peu. Robert et Lucaya prennent l’habitude de se déplacer tous les deux ans, et de changer régulièrement d’identité. Ils évitent les côtes françaises d’Hispaniola et les terres où l’Espagnol, figure détestée de l’ancienne esclave, est trop présent. C’est le même flibustier qui est à chaque fois payé pour les transporter : cela devient un ami fidèle, et les deux hommes s’échangent moult services.

Eileen, seule enfant du couple, fût choyée et adorée par ses parents. La petite fille était blanche et rousse comme son père, mais était bien plus intéressée par les origines et le langage curieux de sa mère. Elle grandit, bien, et est soigneusement éduquée tant par son père, que par sa mère. Elle possède néanmoins une enfance et une adolescence houleuse, et s’en considère sans attaches particulières. Dowland lui apprend quelques bases de médecine, l’histoire d’Europe, les noms des grands compositeurs et des grands écrivains. Mais ce qui intéresse la petite, ce sont les murmures discrets de sa mère, qui en tant qu’arawak, a su gardé les histoires de son peuple sur les Caraïbes, pratique en secret des rites païens, et prône le pacifisme et l’indépendance des esclaves. Au vu de ses origines parias, Eileen elle-même doit se plier au jeu des convenances sociales. D’une éducation qui n’aurait rien à envier aux plus aristocrates londoniens, elle doit pourtant se taire et avoir pour grand but de prendre époux. C’est à partir de son adolescence que la jeune fille prend pour habitude de conter ; ce qu’elle rapporte est souvent la triste vérité, qu’elle maquille sous le fard du divertissement. Dans ses voyages, Eileen a pu observer tant les pirates que les esclavagistes – sa mère portant la malédiction de ses dieux sur eux -, les pauvres que les nantis, les rustres que les cultivés, les français que les britanniques, les hollandais que les espagnols. Son esprit naturellement affûté se nourrit de ses expériences et rencontres diverses ; mais son corps et sa stabilité mentale dépérissent. Eileen est étrange mais c’est elle qui pense les autres étranges.

Ses parents seront pourtant trahis par leur compagnon flibustier : il a besoin d’argent, de beaucoup d’argent, pour se tirer d’une affaire sordide. Dowland refuse de l’en sortir, craignant d’être assimilé, sa famille et lui, à cette résistance de la piraterie dans une Caraïbe chez qui la flibusterie n’est plus si bien accueillie qu’avant. Il dit qu’il est bien là où il est ; que, désormais, on l’a oublié ; et que sa femme a si bien appris les us et coutumes britanniques qu’il ne sera plus embêté ; et puis, Eileen doit prendre époux et vivre une vie normale : elle a seize ans, désormais, il serait temps d’y songer.

Le pirate est furieux, et fin ivre. Il fait dénoncer Dowland aux autorités, et précise la nationalité et la condition païenne – diabolique ! – de sa femme. Le médecin est pendu, Lucaya est lynchée puis redonnée à une plantation. Eileen est laissée pour compte : la bâtarde n’a rien fait, et elle déjà bien punie. Qu’elle se débrouille ! La fortune de Dowland est récupérée par on-ne-sait-qui.

Désemparée et au supplice, la jeune fille trouve refuge sur le rivage où elle erre. C’est là que le flibustier, secoué de pleurs, la retrouve : l’homme s’en veut atrocement, Dowland était son ami, et il n’aurait jamais dû se laisser emporter par la colère. Le capitaine n’est pas un tendre, mais pour une fois dans sa vie, il regrette quelque chose. Il veut se dédommager. Il sait bien ce qui arrive aux filles seules et sans le sou dans les ports caraïbes, surtout aussi sophistiquée. Il sait qu’il ne peut être pardonné par cette enfant aux yeux gris, mais il est rongé par la culpabilité et la folie. Qu’elle vienne sur son navire, pour un temps ! Quand il aura retrouvé la Fortune, il la dédommagera. Elle sera riche comme une princesse et vivra loin de tous ces soucis. Il veillera à ce qu’il ne lui arrive rien, à la place de son père qu’il venait de faire tuer.

Eileen est sans repères, alors elle accepte. Pendant quelques mois, elle est ‘invitée’ à bord, mais, pour s’occuper et ‘se sentir utile’, elle accompagne le médecin de bord et poursuit son apprentissage. L’équipage connaît l’histoire et, malgré quelques remous, accepte la présence de la curieuse demoiselle, qui prend son rôle de conteuse et d’infirmière au sérieux. Puis quelques mois de plus passent. Et quelques mois de plus. Curieusement, à chaque fois que le capitaine s’enrichit, il perd sa fortune le soir même dans une taverne crasseuse. Il lui offre pourtant des cadeaux : un luth, des livres, des robes, et il l’appelle « son adorée » lorsque, ivre, ses yeux brillent de folie et de remords. Une relation incestueuse démarre entre la jeune fille qui connaît mal les hommes et ne sait pas dire non, et l’homme qui connaît très bien les jeunes filles et est fou de celle-ci. C’est d’ailleurs ça, son tort : désirer la fille de son ami qu’il a mené à la potence. Eileen n’en dit rien à personne, mais décide de s’enfuir. Un soir que l’équipage fête un récent butin sur le pont, elle prend les devants ; elle profite de l’heure tardive pour chanter une chanson ; sa voix est si douce que les marins s’endorment. La fille pille le butin et puis s’enfuit. A l’aube, loin de la colère furieuse du capitaine, elle est à Tortuga.

Elle s’offre une baraque dans une ruelle, s’y fait discrète, et offre ses services à quelques prostituées qui seraient tombées grosses. Elle connaît, un temps, l’amour avec un bel espagnol qui ne reviendra pas des flots. Elle connaît d’autres hommes. Mais surtout, elle connaît la disgrâce : cette jeune femme qui a parcouru les Caraïbes, paria dès la naissance, voleuse, sang-mêlé à l’éducation de bourgeoise, n’a aucune place, nulle part. Encore heureux qu’elle ait hérité de la blancheur de peau de son père !

En 1770, Eileen Dowland officie comme médecin à terre de sixième main pour ceux qui désirent éviter les officiels et les réputés, et les plus misérables. Elle pose un regard désenchanté sur le monde entier, mais écrit et compose pourtant en son nom. Elle habite à Tortuga depuis deux ans maintenant. Elle ne parle jamais de ses origines, mais elle peut vous parler des îles les plus lointaines sans sourciller, connaît les grandes œuvres européennes. Elle a pour habitude d’errer sur le rivage ; et Flow my Tears est la chanson que l’on y entend le plus souvent chanter.